Vers une construction anticipée et réversible ?
Pour contrecarrer l’obsolescence programmée qui pèse sur la production actuelle des bâtiments, la démarche conceptuelle doit changer et évoluer en même temps que les enjeux sociétaux et environnementaux en constante mutation. Construire des édifices dont la durée de vie n’excède pas la vingtaine d’années ne sera bientôt plus acceptable. Il va falloir anticiper l’évolution future d’un bâtiment, avant même sa construction et dès sa conception pour le rendre plus flexible et réversible. Et l’acier dans la construction s’inscrit aussi largement que durablement dans cette démarche d’avenir.
Inscrite dans une perspective de développement durable, la démarche novatrice de réversibilité, qui a pris de plus en plus d’ampleur ces dernières années, suscite un grand enthousiasme de la part des concepteurs et de différents acteurs du bâtiment (majors du BTP, promoteurs, industriels…), mais pose également un certain nombre d’interrogations en termes de réglementations, de normes et de coûts qui doivent impérativement fluctuer, en tenant compte du contexte socio-économique et des besoins changeants des usagers.
FAVORISER LA RECONVERSION D’UN ÉDIFICE
Longévité oblige, un volet essentiel de cette thématique de réversibilité se rapporte à la réutilisation d’un bâtiment existant et à sa reconversion en une ou plusieurs fonctions autres que celles pour laquelle il a été conçu. Sachant que cette démarche, à la fois conceptuelle et technique, s’applique à toutes les typologies d’édifices en place : habitat, tertiaire, commerce, industrie, entrepôt… Si chaque bâtiment a été édifié pour une fonction donnée, dans un site particulier et avec une architecture spécifique, il est voué à évoluer à l’infini, au gré des usages, des comportements changeants des utilisateurs, et au sein d’un contexte urbain mutant. Qui plus est, la durée de vie d’un ouvrage varie en fonction de sa période de construction, de ses matériaux, de sa morphologie, de son organisation spatiale et de son architecture induite. Or l’utilisation de la fonte, du fer, puis de l’acier pour construire des édifices publics au cours du 19e siècle, comme les halles de marché, les gares ou les serres, participe pleinement de ce processus inéluctable et enrichissant de mutabilité dans le temps. Il s’agit de préserver des édifices historiques, tout en les transformant et en les valorisant à long terme, leur durabilité permettant ces différentes mutations. Que ce soit en structure, en charpente ou en composants de façade, l’acier est particulièrement adapté pour des interventions intégrales ou ciblées sur du bâti existant, lesquelles en sont, par là même, facilitées et maîtrisées.
DES HALLES INDUSTRIELLES AUX GRANDS MAGASINS
Les nombreux exemples de reconversions performantes de bâtiments métalliques (ou à ossatures mixtes) réalisés à l’aide de l’acier sont la preuve manifeste des atouts qu’offre le matériau acier réputé pour être léger, maniable et adaptable, grâce à ses composants diversifiés et industrialisés. Or chaque édifice singulier traité nécessite une approche architecturale et technologique fine et adaptée au cas par cas, le sur-mesure ou la préfabrication des pièces, au choix, étant requis. Ainsi, l’ancienne usine automobile Panhard et Levassor (1891), implantée à la porte d’Ivry (Paris 13e), a été transformée (2012) en pôle tertiaire par Arep qui y a intégré son agence. La charpente en acier équipée de sheds du bâtiment principal a été rénovée, ainsi que les menuiseries en acier, alors que la pointe sud de l’édifice a été surélevée de trois étages par un méga « container » emballé de tôle perforée et bien repérable. De même, une partie des anciennes Halles Alstom (1854), sur l’Île de Nantes, a été reconvertie en école des Beaux-Arts de Nantes Saint-Nazaire en 2017 par l’agence Franklin Azzi Architecture.
De part et d’autre d’une rue intérieure centrale, les deux volumes sont pourvus de structures métalliques conservées, et enveloppés d’une peau en polycarbonate. La Cité du cinéma de Luc Besson, créée en 2012, son école assortie de bureaux et de neuf plateaux de tournage, ont été créés, eux, dans l’ancienne centrale électrique Saint-Denis (1906) érigée en métal, reconvertie par les architectes Reichen et Robert & Associés. À partir du volume monumental de la nef (220 x 22 m), ont été greffées les différentes entités. Deux ans auparavant, ces mêmes architectes avaient aussi transformé les bâtiments portuaires des Docks Vauban au Havre (1884) en centre commercial (2010), l’organisation spatiale en rues et passages étant conservée, et les travées successives éclairées par de longues verrières. Si les grands volumes sont aptes à accueillir aisément d’autres fonctions, ils peuvent faire l’objet d’agrandissements en leur sein ou bien de parties greffées. Un autre exemple d’envergure est bien celui de la restructuration du grand magasin historique parisien (1er arr.) de la Samaritaine (1905-1928). Outre la verrière et les ossatures originelles en acier entièrement réhabilitées, l’ensemble a été reconverti en logements, crèche, bureaux et hôtel de prestige.
Les diverses techniques employées peuvent varier de la restauration d’éléments en place à la substitution par de nouveaux composants revus et corrigés qui respectent les normes réglementaires en vigueur. Cependant, il est primordial de faire perdurer ces bâtiments remarquables pour leur haute qualité architecturale et la mémoire des lieux, ainsi que pour leur capacité à évoluer et à offrir des espaces lumineux et plus agréables à vivre, au cœur de quartiers revitalisés.
VERS UNE RÉVERSIBILITÉ EFFECTIVE DES OUVRAGES ?
De plus en plus d’architectes et d’acteurs du bâtiment s’intéressent à cette notion de réversibilité. Dans son ouvrage paru en 2017, Construire réversible, l’agence Canal Architecture posait la question suivante : « Qu’attendons-nous pour construire réversible ? ». Le terme de réversibilité, du latin revertere signifiant revenir, renverser, retourner, s’applique à un édifice, lorsque celui-ci est capable de passer indifféremment d’un usage à un autre et ainsi de connaître plusieurs vies. Mais il ne suffit pas de vouloir construire réversible, car la démarche complexe s’y rattachant va plutôt à contre-courant de la construction dominante liée à des réglementations spécifiques qui ont tendance à bloquer les initiatives. Néanmoins, cette idée judicieuse de réversibilité, qui se rapporte aussi bien à un ouvrage ancien restructuré qu’à un édifice neuf construit, est particulièrement d’actualité, au regard de l’excès de bureaux bâtis et de la pénurie criante de logements, souvent inadaptés à de nouveaux modes de vie. Pour le spéculateur économique qui le finance, le bureau demeure un produit plus rentable que le logement, ce qui explique sa surproduction depuis quelques années et la présence de plusieurs millions de mètres carrés de bureaux vacants. Surtout que le cycle de vie d’un immeuble tertiaire s’est réduit en passant de 25 ans dans les années 1990 à 15 ans aujourd’hui. La possibilité de transformer des plateaux libres à vocation tertiaire en logements s’impose donc comme une réponse pertinente à cette absurdité immobilière.
PRÉCEPTES DE CONCEPTION À REVOIR
« Dans la chaîne complexe des responsabilités, opportunités et contraintes de toute nature qui pourraient mener à la mise en place de nouvelles façons de construire, le rôle de l’architecte n’est vraisemblablement pas le plus difficile. Il lui revient, avec l’aide des ingénieurs, de concevoir et dessiner les dispositifs, systèmes et procédés qui rendront vraisemblable la succession des programmes, sans obérer la qualité spatiale, en restant au plus proche de sa mission fondamentale », explique ainsi l’architecte Patrick Rubin, fondateur de l’agence Canal Architecture. Aussi la réversibilité à géométrie variable peut-elle être constructive, fonctionnelle et/ou spatiale. Pour cela, une réflexion autour de la structure des ouvrages est à mener pour élaborer tout projet, afin qu’elle le rende plus flexible et mutable dans le temps. L’ossature à poteaux-dalles (ou poteaux-poutres) reste le système constructif le plus approprié à toutes les sortes d’interventions effectuées sur les édifices de petite ou grande échelle, même si son coût est plus élevé que celui des murs en béton classiques, la trame d’implantation n’étant pas figée. Et l’acier permet de créer tout type de dispositif constructif industrialisé à composants qui, pouvant se marier avec d’autres éléments structurels en béton ou en bois par exemple, s’adapte à tout projet spécifique. Selon Canal Architecture, la solution à poteaux-dalles est la plus souple, dans la mesure où, « en rejetant à l’extérieur les circulations et les réseaux, on obtient des espaces plus flexibles ». Il s’agit de créer d’amples plateaux multifonctionnels bénéficiant de nombreuses expositions les éclairant naturellement. L’épaisseur du bâtiment tend à se réduire, de l’ordre de 13 m, au lieu des 18 m standard pour un édifice tertiaire, avec une bande centrale, ou encore de 15 m pour des logements à simple orientation.
La hauteur d’étage, elle, est fixée à 2,70 m – au lieu de 3,30 m dans les bureaux et 2,50 m dans les habitations –, pour accroître le confort des logements, tout en facilitant la mutation de l’ouvrage, les faux-planchers et faux-plafonds étant supprimés. En termes de circulations verticales, les escaliers et coursives sont installés en façade, à l’extérieur de l’édifice et peuvent être réalisés aisément en métal, alors que la distribution des réseaux s’organise depuis les paliers et que les gaines (fluides, CF…) sont jumelées aux cages d’escaliers et d’ascenseurs. L’expression des façades doit, quant à elle, rester neutre pour s’adapter à différentes fonctions. L’acier dans la construction possède tous les atouts pour s’impliquer dans cette démarche, que ce soit au niveau structurel et technique ou en termes d’enveloppe.
ANTICIPER LA DÉCONSTRUCTION
Un autre point essentiel porte sur la nécessité d’anticiper la déconstruction d’un ouvrage. Là encore, l’acier joue un rôle majeur, les propriétés de ce matériau facilitant toute déconstruction d’assemblages structurels boulonnés en place. Cette opération anticipée, qui s’applique aussi bien aux constructions provisoires qu’aux durables, permet à l’architecte de dessiner un édifice de manière à pouvoir le démonter pour récupérer la matière et en faire autre chose par la suite, selon une logique de réemploi. Conçus très en amont, les modes constructifs et assemblages contribuent à prévoir à long terme leur déconstruction. L’acier permet la dépose des ossatures et des parements de façade d’un ouvrage, dans les 20 ou 30 ans à venir, afin d’éviter toute démolition. De plus, cette phase de déconstruction doit s’opérer en toute sécurité et de façon propre, en facilitant la séparation et le tri des matériaux ainsi que leur recyclage, une phase supplémentaire décisive du processus initié. Un autre levier conceptuel à prendre en compte réside dans la modularité. Des modules dont les éléments, voiles, dalles et enveloppes (en acier ou en bois) sont ainsi préfabriqués en usine, puis assemblés sur site. La modularité s’appuie sur la capacité d’un édifice à évoluer par remplacement, ajout ou soustraction d’éléments structurels ou de composants de façade. Ce processus rationnel simplifie, lui aussi, la décomposition future du bâtiment, en vue d’une réutilisation des matériaux.
DE NOMBREUX FREINS À LEVER
Sur le plan réglementaire, le premier obstacle auquel se heurte l’architecte au sujet de la réversibilité tient à la quantité de règlements et normes, parfois contradictoires, qui encadrent la construction dans l’Hexagone, notamment pour les programmes de logements et de bureaux. Une construction requiert un certain nombre d’autorisations administratives préalables et notamment un permis de construire. Si, actuellement, un édifice réversible nécessite un premier permis autorisant la construction initiale, un second permis doit être établi pour tout changement de destination. Outre les règles liées aux épaisseurs et hauteurs d’immeubles, à leur ensoleillement et environnement, viennent s’ajouter les normes de sécurité incendie et d’accessibilité, ainsi que celles d’ordre fiscal et administratif qu’il va falloir simplifier. La question du surcoût du projet risque également de freiner la massification de la réversibilité.
LES TOURS BLACK SWANS, STRASBOURG L’ŒUVRE AU NOIR
Projet phare de reconquête des friches portuaires de la presqu’île Malraux, proches du centre de Strasbourg, l’opération mixte des tours Black Swans associe des logements (en accession) à des équipements, des commerces et un hôtel. Les trois tours de 17 niveaux et 50 m de hauteur abritent plusieurs programmes superposés. Si le bâtiment A accueille 96 logements (du T1 au T5), un hôtel (Okko 4*) de 120 chambres et des surfaces commerciales, le bâtiment B abrite 59 logements, une résidence étudiante de 192 studios et des commerces, et le bâtiment C, 64 logements, une résidence services séniors de 85 unités et un restaurant. Sur ce programme innovant, l’architecte Anne Démians a mis en pratique sa théorie sur l’« immeuble à destination indéterminée » (IDI), basée sur la flexibilité, la durabilité et la réversibilité des bâtiments, et a convaincu Icade de réaliser « un morceau de ville » de 28 000 m². « En concevant un bâtiment réversible dès le concours, la dévolution du programme peut arriver tardivement. La solution consiste à valoriser le clos et couvert qui permet une adaptabilité de son usage, tout en optimisant le coût de l’ouvrage », note Anne Démians. L’architecte a mis en œuvre un dispositif conceptuel et technique adapté qui s’appuie sur une trame unique de 6,66 m, apte à assembler diverses fonctions. Érigées à l’aide d’une structure à poteaux-dalles en béton, les entités s’organisent autour de noyaux de circulation verticale identiques et sont enserrées de coursives dotées de brise-soleil et de garde-corps métalliques devenant des balcons pour les habitations. Quant aux façades porteuses, n’entravant pas le cloisonnement intérieur, elles se parent d’un revêtement en aluminium thermolaqué noir, bleu ou rouge.
- Maître d’ouvrage : Icade
- Architecte : Architectures Anne Démians
- Photos : Jean-Pierre Porcher
RESTRUCTURATION DE LA CASERNE LOURCINE, PARIS 13e UNE PLACE D’ARMES SUBLIMÉE
En plein 13e arrondissement de Paris, la caserne Lourcine (datant de 1875) a fait l’objet d’une savante reconversion en faculté, une partie des locaux de l’université de droit Paris-1 s’y étant installée. Le programme (9 710 m²) comprend une bibliothèque (2 000 m²), un amphithéâtre de 500 places, 27 salles d’enseignement, des bureaux (1 500 m²) et deux logements de fonction. Si les salles de lecture et de cours, la bibliothèque et les bureaux s’insèrent dans les deux anciens bâtiments militaires, en profitant de leurs volumes généreux, les autres locaux se développent dans un sous-sol créé de toutes pièces. Au centre du projet, la place d’armes « conserve sa fonction fédératrice et symbolique, et s’incline en parvis paysagé pour mettre en valeur le nouvel accès à la galerie et à l’amphithéâtre », précisent les architectes. Sous cette place transformée en esplanade végétalisée ludique, se love un plateau qui héberge le hall d’accueil et l’auditorium, et rattrape le niveau du parking voisin. Le métal est omniprésent : l’acier autopatinable habille les escaliers, le parvis, la façade et les parois du hall, et assure par là même une continuité entre les espaces extérieurs et intérieurs. « Nous avons également cherché à adapter le programme et ses nouveaux usages, sans faire disparaître les traces du passé », ajoutent-ils. La démarche conceptuelle menée consiste en effet à valoriser ce patrimoine parisien de qualité par une intervention à la fois discrète et pertinente, dans le but de préserver le plus possible les espaces existants et de conserver la trace et l’histoire propres au lieu historique.
- Maître d’ouvrage : Epaurif pour l’université Paris-1 Panthéon-Sorbonne
- Architecte : ChartierDalix
- Photos : Sergio Grazia
RÉSIDENCE SOCIALE ADOMA-PÉAN, PARIS 13e, PHILIPPON-KALT ENVELOPPE INSPIRÉE DES HBM
Située boulevard Masséna (Paris 13e), la nouvelle résidence sociale Péan a été reconstruite en 2018 à la place des deux tours de neuf étages du foyer pour migrants datant des années 1970. Les 230 studios créés se répartissent dans « un bâtiment qui, inscrit dans le tissu parisien des HBM (Habitat à bon marché, NDLR) construits entre 1926 et 1939, fait écho aux tonalités des briques avec sa façade en tôle perforée. Les baies saillantes réinterprètent leurs bow-windows », soulignent les architectes Brigitte Philippon et Jean Kalt. Cette seconde génération d’HBM de la ceinture rouge se caractérise par des façades en briques, des socles en ciment clair et des baies vitrées soulignées par des encadrements blancs. Le projet résolument contemporain s’inspire de ce vocabulaire marquant, avec des façades qui font la part belle au métal, puisqu’elles sont parées de tôle d’aluminium emboutie et perforée, restituant la tonalité et la texture de la brique orangée environnante. Les panneaux sont laqués selon un procédé manuel d’application de trois couches successives de poudre et d’eau, leur octroyant un camaïeu de teintes. Or les architectes ont envisagé une enveloppe en acier autopatinable qui n’a pas été retenue à cause d’un risque de dégradation. Reprenant le principe des oriels, les bandeaux vitrés viennent en débord. Pensée pour favoriser la réversibilité ultérieure de l’ouvrage, la structure en béton (prémurs et prédalles) est exempte de refends porteurs pour permettre toutes transformations futures, comme un regroupement de logements. De plus, les cloisons séparatives sont en matériau léger. La préfabrication s’est révélée bien adaptée à ce programme répétitif, le choix de systèmes normalisés et préfabriqués garantissant un haut niveau de finition et un gain de temps à la livraison.
- Maître d’ouvrage : Adoma
- Architectes : Philippon Kalt Architectes Urbanistes
- Photos : Hervé Abbadie