UN OUTSIDER DANS L’HABITATION

De la tour Croulebarbe, premier gratte-ciel parisien, aux Case Study Houses californiennes, en passant par les tours de Ludwig Mies van der Rohe à Chicago, l’acier a souvent servi la part la plus héroïque de l’habitat. Parce qu’il reste parfaitement adapté aux contraintes contemporaines de surélévation et aux contextes urbains denses, parce qu’il autorise une grande flexibilité d’aménagement et de plans, l’acier a tout pour être un acteur du logement de demain. Les freins à sa diffusion tiennent à des blocages réglementaires plus qu’à de réelles problématiques techniques. 

Les Dock’s de Strasbourg ; architectes : Heintz-Kehr.
Photo : Heintz-Kehr
Case Study 8 de Charles et Ray Eames. ©DR
Stahl House, ou Case Study 22, de Pierre Koenig. ©DR
Photo : Rasmus Hjortshøj
Le porte-à-faux du projet des Dock’s de Strasbourg ; architectes : Heintz-Kehr.
Les tours du Lake Shore Drive à Chicago. ©DR
Immeuble de logements à Chantepie ; architectes : Pierre Champenois et Christian Hauvette

industriel. On l’associe moins spontanément à l’habitat, malgré son utilisation régulière dans ce domaine depuis plus d’un siècle et demi. Si les maisons métalliques développées par Joseph Danly à l’aube du 20e siècle n’ont pas connu le succès espéré par leur créateur, le fer remplace rapidement les solives bois des planchers des immeubles haussmanniens, et réapparaît dans les façades comme élément structurel et ornemental avec l’Art nouveau, redisparaît pour mieux resurgir sous une forme héroïque avec les Case Study Houses (CSH), sur la côte ouest des États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. John Entenza, directeur de la revue Arts & Architecture, avait lancé ce programme au sortir de la Seconde Guerre mondiale pour démontrer par l’exemple (les études de cas ou case studies) qu’il était possible d’utiliser les technologies et les nouveaux matériaux issus du conflit pour construire un habitat abordable et reproductible. Les architectes en vue de l’époque – Richard Neutra, Eero Sarinen, Craig Ellwood, Peter Koenig – vont concevoir ces maisons qui bouleversent les codes de l’habitat individuel, créant des logements modernes caractérisés par leurs ouvertures généreuses. La technologie du balloon frame mise en oeuvre traditionnellement dans la maison individuelle en bois américaine est remplacée par des structures acier en ossature montées de préférence à sec, fermées par de grandes baies vitrées. Ces nouveaux matériaux redéfinissent jusqu’aux intérieurs, comme on le voit avec le huitième exemplaire de ce programme (CSH, 1949), conçu par les designers Charles et Ray Eames pour eux-mêmes. Poteaux, poutres-treillis, toitures plates en bacs minces nervurés laissés visibles en sous-face : la conception magnifie les pièces métalliques industrielles dont la finesse véhicule un message de dynamisme. Qui ne voudrait pas habiter dans ces maisons d’acier devenues icônes de l’architecture du 20e siècle ? Notamment dans la Stahl House (CSH n° 22, 1960), dessinée par Pierre Koenig, qui doit son nom à son propriétaire plutôt qu’au matériau qu’elle emploie*.Pourtant, c’est bien l’acier qui, par sa légèreté et sa résistance, a permis de valoriser un terrain si médiocre qu’il était réputé inconstructible. 

DE L’INDIVIDUEL AU COLLECTIF 

Toujours séduisantes plus de 70 ans après leur livraison, les Case Study Houses demeurent des cas isolés paradoxalement perçus comme des objets de luxe, alors qu’elles étaient censées fournir un exemple d’habitat duplicable sur une large échelle. À l’heure où l’étalement urbain est condamné et la densité recherchée, le modèle d’habitat individuel qu’elles prônent apparaît anachronique. Anne Lacaton et Jean-Philippe Vassal prouvent cependant que l’on peut rejeter une forme d’habitat tout en captant ses dispositifs spatiaux au service du collectif et de la réhabilitation. Ces architectes revendiquent l’héritage des Case Study Houses, et notamment de la Stahl House, dans Plus**, une étude réalisée avec Frédéric Druot qui va servir de base à leurs interventions ultérieures sur le patrimoine des grands ensembles. La rénovation de la tour Bois-le-Prêtre, porte Pouchet à Paris, va fournir un premier banc d’essai à un dispositif ayant vocation à être reconduit sur d’autres chantiers de réhabilitation. Plus qu’une forme, les architectes imaginent une stratégie d’intervention transformant radicalement l’habitabilité d’opérations construites dans les années 1960. La rénovation thermique de biens appartenant aux bailleurs sociaux initie le processus de transformation. À la place des isolants plaqués en façade, condamnés à être régulièrement remplacés – le projet de Lacaton & Vassal constitue d’ailleurs la rénovation d’une première rénovation thermique –, les architectes proposent d’ajouter à chaque logement un espace habitable jouant le rôle de tampon thermique. Les façades existantes sont déposées et remplacées par des baies vitrées ouvrant la totalité du mur sur un nouvel espace, obtenu par l’ajout d’un module préfabriqué puis implanté par l’extérieur du bâtiment. Sur la tour Bois-le-Prêtre, cette extension est réalisée en acier, conformément à ce qui avait été imaginé dans l’étude Plus, la faible épaisseur du métal autorisant des gains de poids et de luminosité. 

VERS UNE ARCHITECTURE AUGMENTÉE 

Pensé pour réhabiliter une typologie de logement bien identifiée, le système de jardin d’hiver/façade vitrée a été utilisé dans le neuf. Car il ne permet pas uniquement de reconstruire la ville sur la ville, autorisant à la fois la densification urbaine et l’économie d’énergie grise, il répond aussi à la demande d’espace extérieur déjà forte avant la crise sanitaire et encore amplifiée depuis le confinement. L’intégration d’espaces ouverts habitables est un double défi, sanitaire et environnemental, l’absence de balcons ou de terrasses incitant les habitants à délaisser le collectif au profit de l’individuel, le rejet de l’étalement urbain passant donc au second plan. L’acier apparaît dès lors comme le matériau idéal d’une architecture augmentée. La structure en béton neuve ou existante fait alors office de noyau sur lequel se greffent des structures légères portant cet espace extérieur tant désiré. On le voit aussi bien sur des projets de réhabilitation qu’en neuf. 

Dans des contextes urbains, où l’accès est contraint, où les rares terrains encore libres présentent des sols de mauvaise qualité, la construction métallique retrouve tout son intérêt, quand elle n’est pas la seule à pouvoir répondre à des problématiques comme la reconversion d’objets industriels que l’on jurerait « irrécupérables », à l’instar des silos à grains de Copenhague, transformés en logements par l’agence MVRDV (Winy Maas, Jacob van Rijs et Nathalie de Vries). Le projet Frøsilo ne cherche pas à percer les « cellules » stockant les pondéreux pour créer des fenêtres appelant la redivision en niveaux. Il conserve ce vide et se sert de l’ouvrage béton existant pour accrocher les planchers des logements, le tube maçonné des silos servant de fondations à des poutres métalliques reprenant huit étages de logements. 

REFAIRE LA VILLE SUR LA VILLE 

Ce n’est plus dans la juxtaposition, mais dans la superposition que l’on retrouve la construction acier, dans une autre zone portuaire en mutation, la presqu’île Malraux à Strasbourg. L’agence Heintz-Kehr & Associés a conçu la reconversion/surélévation des entrepôts Seegmuller en immeuble mixte comprenant bureaux et logements. Une surélévation en acier sur trois niveaux. « Le choix du matériau relève toujours d’une martingale, témoigne Georges Heintz, associé fondateur de l’agence. Nous sommes en zone sismique 3, l’acier m’est apparu plus souple à mettre en oeuvre sur une structure existante en béton qui pouvait théoriquement supporter des charges de deux tonnes au mètre carré. Cependant, rien ne permettant de prouver ces capacités porteuses, l’acier s’est imposé pour sa légèreté. » Et son expressivité. Abritée dans la surélévation en acier, la partie logements se distingue parfaitement de la partie bureaux, logée dans l’existant. Le volume métallique laqué noir transpose à l’horizontale les tours de Lake Shore Drive, à Chicago, une référence marquante pour Georges Heintz. Le langage architectural décline l’acier sous toutes ses formes pour répondre au passé portuaire du site. Escaliers suspendus, garde-corps en verre, auvents… L’installation des escaliers hors du volume bâti a donné de la souplesse à l’aménagement des plateaux de logements. La réalisation du porte-à-faux a mobilisé des solutions techniques propres aux ouvrages d’art : trois poutres Warren (poutre-treillis en V) hautes de trois niveaux s’élancent au-dessus du vide sur 15 m, propulsant littéralement depuis les logements leurs terrasses. Au niveau du sol, cette casquette protège une place publique. Un tissage fructueux entre espace commun et espace privé, entre sphère domestique et sphère publique, qui préfigure une nouvelle relation entre l’habitant et le citoyen. 

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* Stahl signifiant « acier » en allemand. 

** Plus, Frédéric Druot, Anne Lacaton, Jean-Philippe Vassal, Gustavo Gili, Barcelone, 2007. 

Doc. : Champenois Architectes

« BIODÔME »
87 LOGEMENTS À BRUZ (35), CHAMPENOIS ARCHITECTES 

Plus qu’un projet, cet ensemble de logements constitue la deuxième version d’une typologie d’habitat développée initialement sur le site de Chantepie, à une poignée de kilomètres, avec la même maîtrise d’ouvrage, le Groupe Launay. C’est à Chantepie, entre 2005 et 2012, que furent posés les principes de regroupement de logements traversants autour d’un atrium couvert par une serre arborée, et c’est là que furent levées les barrières réglementaires qui empêchaient la mise en place de ce dispositif. La mise en conformité avec les normes anti-incendie et acoustiques fut obtenue après concertation avec les autorités, les principales difficultés résidant finalement dans la réglementation sanitaire, qui interdisait l’ouverture des chambres sur un espace couvert. « Si l’on a pu analyser les risques avec les pompiers, le volet sanitaire nous plaçait dans une obligation de moyen incontournable », explique Pierre Champenois, associé à Christian Hauvette lors de la conception du projet de Chantepie. L’architecte a fait jouer les dispositifs dérogatoires prévus par le Code de la construction et de l’habitation, avec, en contrepartie, une obligation de suivi mobilisant plusieurs partenaires institutionnels (Cerema, Puca, etc.). Les logements de Bruz reproduisent le dispositif d’appartement traversant avec balcon de Chantepie ; ici, deux et trois-pièces alternent dans les trois premiers niveaux. Au dernier étage, les quatre-pièces ont accès à une terrasse et un jardin potager individuel sur le toit, avec, en annexe, une mini-serre pouvant servir de cuisine d’été. Les coursives ont été disposées en étoile, détachées de la façade intérieure pour préserver l’intimité des logements et laisser de la lumière aux pièces du rez-de-chaussée. Un pont de singe métallique relie au dernier niveau ces circulations scindées en deux unités. Autre évolution, la serre, qui reste ouverte et perd le rôle de tampon bioclimatique qu’elle avait à Chantepie. Reconduire le dispositif à Bruz impliquait de refaire l’ensemble des tests validant le premier projet, cette fois, sans soutien institutionnel. On déplorera que les dispositifs qui encouragent l’expérimentation soient ceux qui la condamnent à rester unique ! 

Doc. : Champenois Architectes

COUP DOUBLE
MAISONS JUMELLES À PARIS, SML + NEXT ARCHITECTES 

Double caché du Paris sur rue, le Paris sur cour est une source intarissable de surprises. Ce projet des agences Next Architectes et SML, logé au coeur d’un îlot du 15e arrondissement industrieux, ne déroge pas à la règle. À son origine, la famille propriétaire de 80 % de la parcelle qui a vendu ses droits à construire résiduels à un promoteur privé. Lequel propose une densification en deux parties : une surélévation de deux niveaux côté rue, et une démolition/reconstruction sur cour. Deux maisons mitoyennes viennent se substituer à un ancien atelier dont elles reproduisent la trame de façade. Elles fusionnent dans un volume de maison iconique, l’individualité ne s’exprimant que dans les loggias du dernier niveau. Un revêtement de châtaignier enveloppe l’ensemble, dissimulant une structure entièrement en acier. Plusieurs raisons conduisent à ce choix de matériaux. « Nous avons choisi de mener le chantier en filière sèche, pour limiter les nuisances, gérer les contraintes d’accès au site et limiter la durée des travaux. La charpente acier, les murs et planchers en ossature métallique, ont permis d’optimiser les performances techniques, les hauteurs libres et les surfaces habitables », expliquent Clémence Éliard et Sarah Wybier, respectivement des agences SML et Next Architectes, associées sur ce projet. Couvert d’une laque blanche, l’acier habille l’escalier et se devine dans les trémies vitrées de ces logements aux allures de cathédrale. Un vitrage longitudinal en toiture diffuse la lumière jusqu’au rez-de-chaussée à travers les vitres du plancher, une façon de contourner l’impossibilité de créer des percements dans le mur mitoyen. Le dispositif a été reproduit côté cour. Étonnant au niveau du salon au premier étage, il devient vertigineux depuis les circulations des chambres au deuxième niveau. Suspendu dans le vide, l’habitant traverse sa maison du regard jusqu’au rez-de-chaussée. Habiter l’air : de quoi réveiller des vocations de voltigeur ! 

Photo : Hervé Abbadie
Photos : AAVP
Ensemble de bureaux Anis, Zac Méridia, Nice ; Dimitri Roussel (Dream) et Nicolas Laisné Architectes. ©DR

ENTRE COURSIVE ET LOGGIA
LESS : 69 LOGEMENTS ET UN GYMNASE, PARIS 10E, AAVP (ATELIER D’ARCHITECTURE VINCENT PARREIRA) 

Comment densifier un tissu urbain aussi dense que le tissu parisien ? Si la densification est souvent synonyme de construction de logements, à Paris, elle rime avec mixité programmatique. Un des derniers terrains vagues du 10e arrondissement disparaît au profit de 69 logements et d’un gymnase semi-enterré, éclairé par de grandes baies vitrées donnant sur la rue. Superposer le vide de l’équipement avec le plein des logements est aussi logique sur le plan fonctionnel qu’incongru sur le plan structurel ; cela demande une structure béton d’autant plus imposante qu’elle doit comporter un joint de dilatation pour isoler chaque programme. 

L’agence AAVP a été lauréate de la consultation organisée par ICF La Sablière avec Less, projet apportant des qualités de l’individuel dans le collectif : accès individualisé à chaque appartement, espaces extérieurs privatifs, appartements traversants… L’imposante structure béton devient un noyau sur lequel s’accrochent des superstructures acier assurant l’autonomie des logements. Côté cour, des coursives éloignées des façades déroulent une promenade architecturale en coeur d’îlot, de la rue au logement. Sur rue, des loggias revêtues de mélèze semblent s’empiler de façon aléatoire, leur variation de profondeur et de longueur – correspondant à la façade des appartements – conférant son identité à l’immeuble. 

« Au départ, nous avions imaginé que ces espaces extérieurs puissent être préfabriqués en 3D et rapportés directement sur la façade, explique Andrea Gallina, directeur de projet chez AAVP. Il a fallu finalement rendre ces espaces étanches, et gérer le risque incendie. » La règle du C + D, qui contrôle l’éloignement minimal des ouvertures, a impliqué de construire une bande en béton, sur laquelle se sont ensuite branchées les loggias équipées d’une toiture en zinc étanche. « Nous n’aurions jamais atteint cette finesse avec le béton seul, sans parler du poids », poursuit l’architecte. Sur les coursives et les balcons, la légèreté apporte de la luminosité aux logements et une esthétique à part. Une confirmation du slogan miesien : Less is more.