Thomas Lavigne

L’art de relier les hommes et les territoires

En 2003, Thomas Lavigne fonde avec son père Charles Lavigne, architecte de nombreux ouvrages d’art dont le fameux pont de Normandie, et Christophe Chéron, jeune architecte-ingénieur tout comme lui, l’agence Architecture et Ouvrages d’Art (A.O.A). Deux décennies plus tard, il revient pour Matières, sur les temps forts d’une production des plus généreuses où l’acier séduit de plus en plus.

DR

L’année suivant votre diplôme d’architecte, obtenu à l’ENSA de Nantes, vous vous êtes associé à votre père Charles Lavigne qui était l’auteur de très nombreux ponts et non des moindres. Pouvez-vous revenir sur sa carrière et la genèse de l’agence ?

Mon père s’est spécialisé dans les ouvrages d’art dans les années 1970. Il est entré en 1971 chez son confrère Auguste Arsac qui l’a mis sur le concours de reconstruction du pont de l’Alma et son fameux Zouave. S’il y a fait des projets d’aménagement urbain, il en a été surtout, pendant une dizaine d’années, le responsable de la section Ouvrages d’art. Au décès d’Auguste Arsac, en 1983, il s’est mis à son compte en ouvrant, l’année suivante, son propre cabinet, Charles Lavigne, spécialisé dans les ouvrages d’art. Il travaillait beaucoup alors avec le Setra1 parce que, à l’époque, l’ingénierie des ouvrages d’art était publique et le Setra construisait tous les grands ponts de France. Michel Virlogeux en était l’ingénieur en chef, d’où la longue histoire de notre agence avec lui. Il a, à ce jour 77 ans et je travaille toujours avec lui cinquante ans plus tard !

Pourriez-vous rappeler quelques-uns des ouvrages conçus par votre père ?

Il a conçu, avec Michel Virlogeux, le pont de Normandie (1995) qui détenait alors le record du monde des ponts haubanés avec ses 856 mètres de portée (au lieu de 550 mètres jusque-là). Un projet fantastique qui demeure aujourd’hui un des plus beaux ponts de France. Il avait un tablier mixte : en béton pour les travées d’accès, en acier pour celles de sa partie centrale, de même section mais plus légères. Il est l’auteur du pont de l’île de Ré (1988), un projet emblématique, étant alors le plus long viaduc de France construit par Bouygues tout en béton. Puis il y eut le pont Vasco de Gama à Lisbonne, construit pour l’exposition universelle de 1998. Je peux aussi citer le pont de Térénez, un pont à haubans courbe sur la presqu’île de Crozon, que j’ai terminé en 2011. Parmi la centaine réalisée, de nombreux figurent dans le livre Les 500 plus beaux ponts de France2 paru en 2016. Avec l’architecte-urbaniste Cecilia Amor, mon épouse, nous avons concouru pour le futur pont levant Chaban-Delmas à Bordeaux. C’était son dernier projet, il est décédé un mois après l’oral du concours à l’âge de 61 ans et n’a donc pas su que nous l’avions gagné ! Cet ouvrage « remarquable », parfaitement intégré dans le paysage de la ville, comprend un magnifique tablier métallique avec des pylônes en béton et verre très élégants. Quand Cecilia Amor et moi sommes arrivés à l’agence en 2003 nous avions 27 et 28 ans. Mon père nous a quasiment laissés tout seuls pour les concours en nous invitant à prendre la main ! Nous nous sommes finalement sentis très libres d’autant que nous avons rapidement gagné plusieurs concours dont le pont des Docks au Havre. Nous avons conçu ce pont tournant tout en acier à l’entrée du bassin Paul-Vatine avec Jean-Marc Tanis3, un des grands ingénieurs, dirigeant de JMI, avec qui j’ai souvent travaillé. Nous avons remporté la consultation face à Michel Virlogeux qui concourait au sein d’une autre équipe, parce que notre projet donnait une place importante à l’aménagement urbain. Après le concours du pont Chaban-Delmas, nous avons remporté en 2007, toujours avec JMI, celui du pont des Confluences à Angers, un pont en arc, destiné aux tramways, aux piétons et aux vélos, avec une place urbaine devant les cinémas Gaumont. Il faut reconnaître que nos débuts sans Charles se sont faits autour de très beaux projets.

Votre agence conçoit aussi bon nombre de passerelles ferroviaires ?

En effet, nous intervenons beaucoup sur des pôles d’échange multimodal, souvent à partir d’ouvrages métalliques plutôt expressifs pour lesquels on bénéficie d’une certaine liberté. Nous avons gagné successivement la passerelle de la gare de Cluses, celles de Morlaix – une aile d’oiseau qui survole les voies ferrées – et d’Angoulême – avec une couverture qui évoque l’une des premières ailes volantes de la fin du XIXe.Récemment, nous avons livré celle de la gare de Chartres, non loin du centre ville et de la cathédrale, toute en métal et verre où nous avons essayé, avec Cecilia, de recréer un lien avec l’histoire de la cathédrale et de son « labyrinthe ». Dans l’actualité, il y a le pont des jeux olympiques. Ce pont jardin en métal, franchissant la Seine entre Saint-Denis et l’île Saint-Denis, a été conçu avec une seule arche asymétrique, de concert avec Nabil Yazbeck d’Artelia qui a longtemps collaboré avec Jean-Marc Tanis. Nous sommes aussi lauréats de la passerelle Empalot sur la Garonne à Toulouse avec GTM. C’est une passerelle urbaine (piétons-cycles) haubanée, de 145 mètres de portée, entre Toulouse et l’île du Ramier, son poumon vert. Nous venons tout juste de livrer la passerelle de Nogent-sur-Marne : son unique piste cyclable centrale est encadrée par deux arches dédiées aux piétons. Il y a également le viaduc de la Mayenne, à Château-Gontier, magnifique pont à arc faisant office de passerelle pour piétons alors qu’il ne s’agissait, dans le programme, que d’un pont routier de contournement ! C’est devenu un lieu de promenade le week-end. Enfin nous travaillons sur un beau pont métallique de franchissement de l’A20 à Limoges avec des béquilles en acier Corten. Il y a deux ans et demi, j’ai gagné avec Michel Virlogeux le nouveau pont de l’île d’Orléans à Québec, un ouvrage de 2 kilomètres sur le Saint-Laurent dont une travée haubanée de 500 mètres de portée avec un tablier en caissons métalliques, comme une aile d’avion inversée.

Que vous a légué votre père ?

Mon père a été un pionnier de l’architecture dans les ouvrages d’art en France. Il était quasiment l’un des seuls en France dans les années 1980. Il a contribué à remettre l’architecte au centre de la conception des ponts. Dans les sixties, les ponts n’étaient conçus que par des ingénieurs. Mon père y a apporté sa sensibilité, tout son savoir-faire en matière de design ; il était doué pour tout ce qui était du ressort de la forme. Le design et l’ingénierie des ponts le passionnaient. Il s’est donc mis à designer les piles, les tabliers… Dans les années 1980, les choix structurels dépendaient encore à 80 % des ingénieurs, mais progressivement leurs rôles respectifs se sont équilibrés, architecte et ingénieur se parlaient d’égal à égal dans un vrai dialogue entre concepteurs. C’est exactement ce qui se passe aujourd’hui, d’autant que notre agence bénéficie d’une grande expérience dans ce secteur (nous nous présentons à une dizaine de concours par an) depuis près de vingt-cinq ans. Nous constituons une véritable équipe de conception. C’est ensemble que nous pouvons formuler la meilleure solution ! Je me trouve bien au centre du jeu dans cette équipe en raison, notamment, de ma double formation.

D’ailleurs, pourquoi avoir fait l’Ecole supérieure du bois alors que la plupart des ouvrages d’art sont en béton et/ou en acier ?

J’ai passé mon bac avec un an d’avance et je ne voulais pas commencer tout de suite des études d’architecture. J’ai donc suivi deux ans de classes préparatoires aux grandes écoles scientifiques. Mon père travaillant avec nombre d’ingénieurs, faire des études d’ingénierie ne me déplaisait pas. Quand j’ai décroché l’École supérieure du bois, à Nantes, j’ai été séduit par son grand atelier équipé de toutes les machines nécessaires pour apprendre à travailler cette matière (ameublement compris). Non seulement on concevait mais en plus on fabriquait, on construisait. J’y ai d’ailleurs réalisé un voilier en bois et carbone de 9 mètres de long avec mes camarades. C’est peut-être pour cette raison que j’adore les concours de conception-réalisation en partenariat avec une entreprise. C’est souvent très bien pour les ouvrages d’art, d’autant que nous disposons en France de très grandes entreprises de génie civil.

Quelles sont les vertus respectives de l’acier et du béton en matière d’ouvrage d’art ?

Le béton est performant à la compression, pour tout ce qui est fondations et piles, il résiste au contact de l’eau. Quant au métal, il est léger, résistant, recyclable (un pourcentage croissant des aciers utilisés est désormais recyclé) ; il peut être préfabriqué ce qui est utile sur les chantiers-éclairs où il faut limiter les nuisances. Il travaille très bien à la traction. On peut aussi le repeindre tous les quinze à vingt ans (comme la Tour Eiffel ou le Golden Gate Bridge à San Francisco), mais on utilise aussi pas mal d’acier autopatinable dont l’entretien est quasiment inexistant. Je construis de plus en plus d’ouvrages en acier – tout particulièrement des passerelles urbaines.

Avez-vous recours à des aciers spéciaux issus de la recherche ?

On a recours à des tôles d’acier d’épaisseurs plus importantes qu’auparavant grâce auxquels on peut optimiser la structure de certains ouvrages. Pour le pont des jeux olympiques, conçu avec Nabil Yazbeck d’Artelia, quatre caissons métalliques ont été précontraints à l’intérieur. C’est très rare en la matière. Nous avions des contraintes de niveaux d’arrivée sur l’île et les berges côté Saint-Denis, et de gabarit, imposées par les Voies navigables de France. Cela nécessitait un tablier extrêmement fin, d’où l’optimisation des épaisseurs en mariant caissons métalliques et précontrainte intérieure. Les innovations sont permanentes dans notre secteur d’activité. Nous travaillons beaucoup avec Freyssinet – leader mondial en câbles et torons en acier – comme pour les haubans (multitorons gainés) de la passerelle Empalot à Toulouse.

Quels sont les ouvrages en acier qui ont marqué votre carrière ?

Mon tout premier ouvrage en acier, le pont des Docks au Havre avec ses deux arches en métal qui se croisent, qui tombent l’une sur l’autre. Conçues avec Celia Amor telles des alliances, elles sont devenues la porte d’entrée des Docks Vauban. Préfabriquées, elles sont arrivées sur site par barge. Ces arches engendrent presque une sculpture. Cela démontre que l’on peut faire des choses incroyables avec l’acier. Sinon, plus récemment, le viaduc de la Mayenne est à mes yeux « le nouveau pont de Garabit ». C’est un pont en métal qui met vraiment en valeur le paysage, la Mayenne et sa vallée.
Il est hyper léger, très moderne. Mais surtout, il réalise un rêve : celui de marcher sur la structure. En effet, l’arc de la passerelle est un escalier immense de 115 ou 130 marches avec un belvédère à son sommet. Et puis il y a bien sûr le pont Chaban-Delmas dont le tablier (120 mètres de long par 30 mètres de large), fabriqué à Venise, est arrivé en bateau à Bordeaux en passant par Gibraltar. On a utilisé la marée haute pour le mettre en place, la barge étant repartie à marée basse. On y a séparé les passerelles piétons et cyclistes des voies automobiles et des bus par les quatre pylônes, les passerelles étant portées par des consoles. Nous lui avons consacré plus de dix ans de notre vie avec des moments très difficiles, souvent dus à des enjeux politiques complexes. Puis la délivrance est survenue, lors de son inauguration en mars 2013 par le président de la République et par l’accueil positif exceptionnel des Bordelais pour ce pont. Il faut signaler, à ce sujet, que ce sont les architectes qui défendent, qui portent le projet qu’ils présentent aux élus, aux administrés… Il nous revient de l’expliquer pour le faire comprendre et accepter !

L’architecte a aussi un énorme avantage par rapport aux élus, celui de sa présence sur toute la durée du projet, l’élu pouvant ne pas être réélu. C’est tout à fait exact. C’est aussi le risque pour les ingénieurs et, au sein des entreprises, pour les chefs de projet qui ne finissent pas toujours le projet qu’ils ont initié. L’architecte constitue ainsi la mémoire du projet.