RÉSILIENCE, LE MEILLEUR
POUR CONTRER LE PIRE
Caractéristique intrinsèque de l’acier, mesurée et contrôlée depuis près de 120 ans au moyen de protocoles scientifiques tel l’essai de Charpy, la résilience désigne depuis quelques années une stratégie globale préparant le territoire aux chocs et stress générés par un monde chaotique. Quel sera son impact sur nos bâtiments ? Va-t-elle changer l’architecture et l’urbanisme ? Comment l’acier, résilient par nature, peut-il s’insérer dans ces logiques et nous aider à surmonter la rudesse de l’environnement contemporain ? Retour sur ce concept aussi nouveau qu’omniprésent, qui soumet la ville et l’architecture au crash test.
Popularisé dans la sphère psychanalytique par Boris Cyrulnik, le terme de résilience s’est lentement diffusé dans l’architecture et l’urbanisme. Il apparaît dans la littérature urbanistique aux alentours des années 90, sa présence devient plus visible dans les années 2000-2010. Il est devenu aujourd’hui le concept en vogue. Pourtant, si le Petit Prince demandait à l’architecte ou à l’urbaniste « Dessine-moi un bâtiment résilient », il y a fort à parier que ces derniers préféreraient dessiner un mouton, fût-il à cinq pattes. Car la résilience est difficile à cerner et à transcrire en proposition architecturale. Ce concept importe dans le registre constructif les notions qu’il recouvre dans la psychanalyse et la santé. Dans ces deux champs, la résilience parle de la capacité à se remettre d’un choc, à traverser une épreuve, puis à la dépasser. La résilience est la réaction à des maux et les moyens de la surmonter. En urbanisme, elle appréhende l’environnement comme un milieu à risques, envisage l’accident ou la catastrophe non comme une probabilité, mais comme une certitude, les seules inconnues étant celles de l’intensité et du moment de son déclenchement. Après la ville productive, la ville durable, la ville intelligente, la ville diffuse, la ville archipel, la ville résiliente nous parle d’un espace urbain évoluant sous la menace. L’expansion urbaine, le dérèglement climatique et les activités humaines sont à la source de ces maux : inondations, pollutions, risques pandémiques — dont on a mesuré récemment la dure réalité. La limite entre menace naturelle et humaine n’est pas toujours évidente à tracer. Dans le cas d’un tremblement de terre, est-ce l’action tellurique ou l’inadaptation des constructions qui tue ? Les trois quarts des victimes périssent dans l’effondrement de leur immeuble. La nature n’a pas le monopole de la menace : à la pollution, les spécialistes ajoutent dans les risques humains, les émeutes et le terrorisme, etc. Enfin, la résilience vise autant à surmonter les évènements exceptionnels qu’à éliminer les stress chroniques qui viendront aggraver les situations de choc. Leur liste est longue : mauvaise qualité de l’air, infrastructure vieillissante, pénurie d’eau, chômage…
RÉSILIENCE ET DURABILITÉ : CONCURRENCE OU CONVERGENCE ?
Quelle est la différence entre une ville résiliente et une ville durable ? La ville résiliente serait-elle la ville du choc, quand la ville durable serait celle du quotidien ? Lors d’une soirée thématique sur la question organisée par ConstruirAcier1, différents intervenants floutaient les limites entre ville durable et ville résiliente. Quel intérêt d’avoir une ville pouvant faire face au choc, si le choc peut se reproduire ? La première qualité d’une ville résiliente ne serait-elle pas d’éviter que la catastrophe arrive ? Membre d’un réseau mondial des 100 métropoles résilientes, la capitale a développé une stratégie en six points où l’aménagement et l’architecture cèdent la première place à la lutte contre les inégalités et à la cohésion sociale. Son maintien et son développement sont tenus pour fondamentaux, dès lors qu’elle permet de combattre l’isolement et de garder le contact avec les plus vulnérables. Les dispositifs spatiaux sont directement mobilisés contre le réchauffement climatique, qui alarme la Ville au même titre que les pénuries d’eau et les inondations. Les scénarios les plus optimistes prévoient 30 jours de canicule à l’horizon 2050, épisodes renvoyant la canicule de 2003 dans la catégorie des étés tempérés, voire frais. Résilience et durabilité ont partie liée, comme le montrent ces exemples impliquant des facteurs thermiques que l’on s’efforce d’ores et déjà de traiter dans l’architecture et l’aménagement.
Dans son ouvrage de 2006 intitulé Habiter la menace2, l’architecte Inès Lamunière dressait un premier inventaire de ces architectures servant de bouclier face aux caprices des éléments – hôtel paravalanche, logements collectifs cage de Faraday, etc. Ces exemples avaient le mérite de mettre un nom sur un problème. La passerelle du mont Saint-Michel peut passer pour une première forme réaliste d’infrastructure composant avec les éléments plutôt que de s’y opposer. Pour autant, il n’est pas dit que l’architecture résiliente « ordinaire » adopte ces formes nées de contextes aussi extrêmes que la station d’altitude. Comme il n’est pas dit que l’architecture n’ait pas de mot à dire des terrains dont elle semble très éloignée. Prenons le cas de la cohésion sociale. Lors du confinement, les balcons, les cours, les espaces communs sont devenus primordiaux, à la fois pour l’habitation et la cohésion du voisinage. C’est depuis ces espaces extérieurs que les gens ont bien souvent rencontré leurs voisins. Équiper un immeuble de cours, de loggias, serait un moyen simple d’augmenter la résilience de l’architecture.
LES VOIES POUR L’ARCHITECTURE RÉSILIENTE
Parce qu’elle poursuit les mêmes buts que l’architecture durable, l’architecture résiliente en emprunte de nombreux caractères. Trois premiers leviers pourraient être actionnés pour sa transcription architecturale. Le premier concerne les matériaux et la construction. Il s’agit d’imaginer les usages de la matière pour réaliser des ouvrages connus à des échelles inédites. Afin de conserver des usages à des espaces dans des conditions devenant extrêmes. Après avoir mesuré des températures de 60 °C sur le bitume de ses cours d’école, la ville envisage la renaturation des sols de ces établissements scolaires, action qui pourrait être complétée par la mise en place de protections solaires. La canopée du musée Schmer (voir pp. 38, 39), dessinée par l’agence SO-IL, donne une première idée du potentiel architectural de ces ouvrages, dont la teinte blanche ne doit rien au hasard. Elle renforce l’albédo, c’est-à-dire la réflexion dans l’espace d’un rayonnement solaire autrement stocké sous forme d’énergie thermique dans les murs et les sols. Pour endiguer les îlots de chaleur, la ville du 21e siècle aura peut-être des toitures blanches, réalisées dans des métaux laqués ou des membranes.
Une deuxième voie traite de la création d’interstices ménageant une place au vivant, au sens large du terme. C’est la création d’espaces extérieurs, éventuellement protégés par des dispositifs favorisant l’intégration de la faune et de la flore à l’architecture. Avec moins de plantation, ce pourrait être la mise en place d’espaces extérieurs rapportés à la façade, tel ceux imaginés par Lacaton et Vassal. Les architectes ont développé des dispositifs modulaires s’installant sur l’existant, mis en place une première fois à Paris (projet de la tour Bois-le-Prêtre) puis à Bordeaux (transformation de 530 logements au quartier du Grand-Parc). Une troisième voie de la résilience permet l’autonomie du bâtiment pendant des périodes de crise — inondations, black-out, etc. ; ses solutions touchent principalement aux équipements techniques habituellement cachés, mais rien ne dit qu’elles ne finissent pas par trouver elles aussi une expression architecturale propre. Les escaliers en façade sur l’immeuble remplacent avantageusement des équipements mécaniques d’ascenseur en cas de crise. Ils ménagent des espaces extérieurs qui sont aussi des lieux de rencontre.
ANTICIPER LE CHANGEMENT
La résilience n’a pas inventé le risque urbain. Depuis des décennies, la planification et la réglementation déterminent les zones constructibles en fonction de leur inondabilité, classent les matériaux selon leur comportement au feu, évaluent sur le territoire le risque sismique et prescrivent des dispositions techniques pour y répondre. Malgré cela, le territoire reste vulnérable du fait de son plus grand haut degré d’équipement technique, de l’extension des villes et de l’inadaptation du parc bâti existant à ces risques. Une partie de la résilience passe par la réhabilitation et l’ajout de dispositifs complémentaires, tels les brise-soleil insérés sur la tour F de Balard lors de sa rénovation par AIA Life Designers et Franck Hammoutène Architectes. Mais les rythmes de mutation urbaine sont peu compatibles avec l’urgence annoncée. Une partie de la résilience passe par la construction neuve, qui doit tenir compte d’un risque non seulement omniprésent, mais aussi largement inconnu. L’adaptabilité est la clé de conception de ces bâtiments résilients. La transformation et la flexibilité déterminent leur organisation architecturale. La structure est la première concernée : la résilience remet à l’honneur le plan libre, revisité dans de nouveaux systèmes structurels mixant acier et béton. Des porteurs verticaux acier avec, éventuellement, des éléments suspendus soutiennent des complexes en béton et acier fin sans retombées de poutres. Les systèmes constructifs à sec augmentent la flexibilité, en autorisant l’installation de bâtiments démontables répondant rapidement à un besoin, et pouvant ensuite être déplacés au gré des nécessités. La récupération des éléments constructifs comportant déjà une part de matière recyclée est intéressante du point de vue du bilan énergétique du bâtiment mobile. Rien de cela n’est étranger à la construction métallique : construit à Paris pour servir de marché alimentaire, le pavillon Baltard revit sous la forme d’une salle de spectacle à Nogent-sur-Marne. Qui sait ce que deviendront demain nos architectures résilientes d’aujourd’hui ?
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1 Cycle de conférences « Construire les territoires de demain », à la Maison de l’architecture en Île-de-France ; à revoir sur https://youtu.be/hdYsHfpIk-0
Tour F, à la Cité de l’air, Paris ; AIA Life Designers + Atelier d’Architecture Franck Hammoutène. Le brise-soleil inox est le plus emblématique des dispositifs environnementaux venant adapter la tour des années 60 aux nouveaux enjeux climatiques.
JAN-SHREM AND MARIA-MANETTI-SHREM MUSEUM OF ART, DAVIS (CA), USA, ARCHITECTES : SO-IL DENTELLE SUR CANOPÉE
Le musée Jan-Shrem et Maria-Manetti-Shrem redonne une place majeure à l’art sur le campus de l’université de Davis, une institution enseignant principalement l’ingénierie et l’agronomie. Le monde agricole résonne néanmoins dans le projet conçu par l’agence new-yorkaise SO-IL, sur un site bordant les plaines cultivées à l’ouest de San Francisco. Place publique et lieu d’exposition, le bâtiment est coiffé d’une canopée ondulée, topographie striée par les sillons des labours, un motif emprunté aux champs voisins. La canopée offre un espace public protégé. Elle prolonge vers l’extérieur certaines surfaces du musée. Son tracé libre reflète l’implantation du projet qu’elle coiffe, fait de l’assemblage d’une suite de volumes indépendants unifiés par une couverture laiteuse, qui s’abaisse pour saluer le visiteur et remonte progressivement pour envelopper le site. La structure primaire suit un geste rappelant les oeuvres d’action painting de Jackson Pollock. Le programme a été développé en conception/construction. Au fil de son développement, le dessin tridimensionnel de la canopée s’est rationalisé pour entrer dans les coûts constructifs serrés, sans perdre sa force. Ses éléments ont été optimisés pour se réduire à trois références de poutre, linéaire, à simple ou double courbure. Cette structure primaire reçoit un dispositif de contrôle solaire original. Les lames du brise-soleil sont constituées de poutrelles métalliques triangulaires perforées et laquées pouvant atteindre jusqu’à 13 m de portée. Installées dans différentes directions de façon à reproduire les variations d’ombre jetées par le feuillage d’un arbre, elles adoucissent le soleil généreux de Californie.
OPÉRATION RATP ITALIE, PARIS, ARCHITECTES : DATA DROIT D’HAUTEUR
Enclave industrielle dans un tissu résidentiel, le centre de maintenance Italie occupe un espace précieux dans une ville dont les ressources foncières s’amenuisent. L’implantation de logements sociaux sur ce site relève d’un accord signé en 2014 par la municipalité avec la RATP, son opérateur de transport, pour la création de 2 000 logements sociaux sur le territoire parisien à l’horizon 2024. Cinquante-deux logements viendront de cette opération, qui prévoit également la reconfiguration-extension du centre de maintenance et de contrôle de la ligne 6. Architecte du groupement lauréat de la consultation, l’agence Data a pris le parti de construire sur l’existant plutôt que de détruire et de recréer une dalle recouvrant les fonctions industrielles de la parcelle, comme le permettait le concours. Un choix qui impose des contraintes liées à la structure béton du bâtiment existant, à la proximité des halles de maintenance et à la présence de carrières en sous-sol. Les architectes ont recouru à la construction acier pour limiter les surcharges et s’appuyer sur les points porteurs existants, dont la rareté était aussi une qualité. Fabriquée en atelier puis boulonnée sur le chantier, la charpente métallique présente également peu de points porteurs, autorisant les transformations ultérieures. S’appuyer sur l’existant a permis de monter en hauteur pour profiter de vues panoramiques sur le centre de la capitale, la position au sommet d’un plateau compensant le faible nombre d’étages. Sa voisine, la tour métallique Croulebarbe (Édouard Albert, architecte, 1953), exploitait déjà cette particularité topographique. Les habitants pourront l’apercevoir depuis leur cuisine, derrière des façades largement vitrées, mais équipées d’une double peau limitant l’échauffement et réduisant les nuisances sonores générées par le centre de maintenance en contrebas.
MY MONTESSORI SCHOOL, HA LONG, VIETNAM, ARCHITECTES : HGAA MOBILITÉ SCOLAIRE
Cinq à dix ans : c’est le temps que cette école restera sur cette parcelle d’un quartier d’Ha Long, ville vietnamienne qui connaît la croissance la plus rapide du pays. Ce délai correspond au bail locatif du terrain. À son expiration, l’établissement devra se chercher une autre adresse. La précarité de la situation n’a pas démotivé les architectes de l’agence HGAA. Plutôt que d’empiler des modules tridimensionnels fréquemment utilisés dans les installations provisoires, ils ont conçu un véritable projet en structure acier. Hormis quelques cloisonnements en brique, le système constructif recourt majoritairement à l’assemblage à sec, autorisant le futur démontage de l’école et sa réinstallation sur un nouveau site.
Outre cette dimension mobile, le programme est une démonstration de résilience : l’implantation des classes libère deux cours en T sur une parcelle étroite. Entre les blocs des classes, un système de résille métallique horizontale doit accueillir une végétation appelée à envahir littéralement les interstices dédiés à la récréation et au jeu, tandis que le revêtement pavé aux dalles disjointes évite l’imperméabilisation des sols. La clôture métallique séparant l’école de la rue est également appelée à se verdir. Un réseau de coursives à l’étage extrait les élèves de cet environnement végétal. En prenant de la hauteur, ils découvrent le paysage alentour et la toiture de leur classe. La teinte blanche des couvertures acier contribue à améliorer l’albédo. L’école se réclame de la pédagogie expérimentale Montessori : son enseignement autant que son architecture apprendront aux élèves des façons d’envisager le monde autrement.