Raphaël Ménard

Il faut dessiner l’énergie

Diplômé de Polytechnique et des Ponts et Chaussées, l’architecte Raphaël Ménard a commencé sa carrière chez RFR, le bureau d’études fondé par Peter Rice. Cofondateur du DPEA Architecture post-carbone à l’école d’architecture de la ville & des territoires Paris-Est, il est désormais président du directoire d’Arep, la filiale du groupe SNCF, où il entend placer les enjeux environnementaux au coeur du projet d’entreprise.

Photo : Maxime Huriez

Vous êtes rentré à l’X en 1994, puis vous avez fait les Ponts et Chaussées et l’école d’architecture de Paris-Belleville. Pourquoi ce parcours ?
Lorsque j’étais enfant, j’étais passionné par les automobiles, que je passais beaucoup de temps à dessiner. C’était mon penchant dark du point de vue écologique, dont je n’ai mesuré l’importance qu’au tournant du collège et du lycée. Les mathématiques et la physique m’ont tellement passionné ensuite que je me destinais à faire de la recherche. Mais, graduellement, à partir de 1996, j’ai ressenti l’envie de basculer dans le concret, d’être en phase avec le quotidien et ce qui nous entoure. Mon stage de fin d’études sur le chaos quantique m’a permis de comprendre que je ne voulais pas entrer en sacerdoce et craignais (peut-être à tort) une certaine solitude dans la carrière scientifique… Je me suis alors inscrit à l’école d’architecture de Paris-Belleville, que je devais mener de front avec l’école des Ponts et Chaussées. J’ai toujours aimé peindre et dessiner, et la recherche scientifique ne ressemblait plus exactement ce que j’imaginais plus jeune, en lisant de merveilleux bouquins sur l’histoire de la physique et de l’univers.

En école d’architecture, vous suiviez les cours du groupe UNO d’Henri Ciriani. N’y avait-il pas une forme de contradiction avec l’enseignement des Ponts et Chaussées et votre appétence pour les sciences ?

Il est vrai que, chez les modernistes du groupe UNO, la construction n’était pas du tout un sujet. Le béton allait de soi en pochant les coupes, mais cela ne me contrariait pas dans la mesure où j’y allais avec l’humilité de celui qui veut comprendre l’enseignement du projet. L’architecture se fabrique par tâtonnement, alors que tout s’enchaîne jusqu’au résultat final dans un raisonnement scientifique. Ce qui me plaisait chez UNO, c’était la dimension citoyenne et politique. J’ai adoré apprendre les spatialités offertes par un carré en plan, sa qualification centripète ou centrifuge : tout un poème ! Il y avait un côté fondamental dans cet apprentissage qu’on peut rapprocher de la physique théorique. D’une certaine manière, la sobriété du langage moderniste, son alphabet restreint pour qualifier les espaces ne sont pas très éloignés des problématiques écologiques. Avant de se faire plaisir avec des formes complexes, il faut savoir fabriquer des lieux avec de simples Kapla.

Considérant votre parcours chez UNO, d’où vient votre sensibilité à la matière et à la structure ?

Avec du recul, je ne me suis pas formé à la construction à l’école des Ponts et Chaussées, car nous y abordions le béton et l’acier essentiellement sous l’angle normatif… C’est en travaillant au 4/5e chez RFR, pendant que je finissais mes études à Paris-Belleville, que j’ai enfin appris sur les questions de structure et de matérialité. J’y ai fait mes gammes sur l’acier et les assemblages… J’ai entrevu que l’émotion architecturale n’était pas qu’un carré (centrifuge ou centripète !), mais qu’elle était liée aussi à une sensualité de la matière. Il faut dire que j’étais un peu prédestiné : mon premier grand souvenir d’architecture, c’est la visite vers mes 7-8 ans du Centre Pompidou de Piano et Rogers : un immense Lego Technic en acier et verre (et je passais ma vie à faire des Lego…) Chez RFR, je retrouvais cette filiation à Piano, à Arup évidemment avec Peter Rice, ce sentiment que l’architecture, l’ingénierie et le design sont totalement imbriqués.

Que faisiez-vous chez RFR ?

Je travaillais sur les structures légères, y compris sur des tout petits projets. Je pense à l’installation scénographique de l’exposition de l’artiste Pierre Zanzucchi dans le hall Charles V du Carrousel du Louvre. RFR m’avait fait confiance pour imaginer les techniques de suspension des oeuvres et dessiner les pièces d’assemblage. J’ai aussi travaillé sur des projets importants comme la passerelle Simone-de-Beauvoir de Dietmar Feichtinger à Paris. On peut dire que cet ouvrage a bénéficié des retours d’expérience de la passerelle Léopold-Sédar-Senghor de Marc Mimram et du Millenium bridge de Londres, sujet à d’importants phénomènes vibratoires, qui ont conduit à sa fermeture provisoire. L’architecte Norman Foster, se défaussant, avait alors déclaré : « It’s an engineers problem ! ». Étant donné le précédent de Londres, je me suis penché sur les questions de balancement de la structure. La passerelle Simone-de-Beauvoir présente 190 m de portée libre et 40 m d’ouvrages d’accès vers chacune des deux rives, mais il ne fallait pas dénaturer son esthétique avec des complexes masse-ressort type TMD dans l’objectif d’amortir l’énergie cinétique générée par le passage des piétons. En phase APD, nous avons alors rendu hyperstatique le mode de fonctionnement horizontal en reconnectant les ouvrages d’accès à l’ouvrage principal. De cette manière, l’ouvrage principal transmettait ses vibrations aux ouvrages d’accès, dotés d’amortisseurs dissimulés dans les berges.

Après quatre années chez RFR, vous êtes parti fonder le bureau d’études Elioth. Qu’est-ce qui vous motivait ?

J’étais très heureux chez RFR. C’était de la haute couture. Mais j’ai toujours été fasciné par les questions d’énergie. En CM2, à la fin de l’année, j’avais choisi un livre dont aucun autre enfant ne voulait , « Le nucléaire, merveille ou menace ». ! L’aventure Elioth était une manière de me reconnecter aux questions énergétiques, environnementales et climatiques. Chez RFR, j’avais travaillé sur la grande verrière de la gare de Strasbourg pour AREP (et oui !), mais nous avions sous-traité les aspects climatiques à Transsolar. Je me disais que c’était dommage de ne pas embarquer cette question-là chez RFR. Lorsque OTH m’a proposé de créer une structure (qui sera Elioth), nous avions l’ambition de monter une équipe à la fois capable de faire du RFR, du Transsolar et de la recherche et développement.

Quel genre de R&D ?

Nous avons par exemple imaginé et développé le concept de « montagnes solaires », productrices d’électricité par convection d’air. Plutôt que de réaliser des cheminées solaires de plusieurs centaines de mètres de haut (comme celles développées par SBP), nous proposions d’adosser des conduites d’air au flanc des montagnes, une variante low-tech en quelque sorte. Nous avons fait des dessins, des maquettes, produit des prototypes, un modèle technico-économique, et déposé un brevet. Aujourd’hui, je crois que ce projet et les cheminées solaires n’ont plus de raison d’être. Ces technologies ne sont plus compétitives par rapport au photovoltaïque et à l’éolien, qui ont fait beaucoup de progrès depuis le début des années 2000. En revanche, il est possible d’imaginer d’autres dispositifs de tirage thermique à une autre échelle. Je pense à la réutilisation des cheminées d’immeubles, auxquelles il est possible d’adjoindre des panneaux solaires biface, comme nous l’avons montré dans le cadre de l’exposition Énergies légères – usages, architectures, paysages – au Pavillon de l’arsenal, fin 2023.

Dans cette exposition, vous imaginiez également une autre manière de concevoir les éoliennes…

La société post-carbone n’est plus une option, même si nous avons beaucoup de difficultés à rentrer dans ce nouveau régime… Mais à quoi peuvent ressembler les villes et les paysages du futur ? Dans l’exposition du Pavillon de l’arsenal, nous avons simulé six paysages post-carbone pour montrer que le futur peut être désirable et accessible. Une éolienne pèse 1 200 tonnes environ, en grande partie du fait de ses fondations et de l’acier en partie basse du mat. La proposition consiste à réduire le moment d’encastrement en multipliant les points d’ancrage. Le gain de matière serait probablement de quelques dizaines de tonnes et les structures d’ancrage pourraient servir de support à une couverture qui pourrait abriter plusieurs fonctions : stabulation du bétail, entreposage de ballots de foin, stockage d’hydrogène vert produit par électrolyse en cas de surproduction éolienne, etc.
Au travers cet exemple, il s’agit de dire aux architectes et aux paysagistes : « Emparez-vous de l’énergie ! » L’énergie ne doit pas être un objet de catalogue. Elle doit se dessiner. À partir d’une certaine surface construite, il est obligatoire de faire appel à un concepteur. De la même façon, à partir d’une certaine quantité d’énergie produite, il devrait être obligatoire de faire appel à des professionnels qui savent donner une dimension esthétique, conférer une ambition spatiale aux ouvrages. Une obligation par la loi pourrait permettre de rendre plus acceptable l’inscription de l’énergie dans le monde qui nous entoure… Mais, sans attendre, il faut que les architectes, ingénieurs, designers et les paysagistes se saisissent de cette question pour faire émerger une diversité de propositions, de visions et d’imaginaires.

En 2018, vous êtes nommé président du directoire d’AREP, à la suite de Jean-Marie Duthilleul et d’Étienne Tricaud. 1000 salariés, 130 millions de chiffre d’affaires, 3 000 gares françaises à entretenir, beaucoup à rénover, des projets en France et à l’international: il s’agit d’un grand saut d’échelle avec Elioth. En 2014, parallèlement à votre travail en bureau d’études, vous aviez pourtant fondé 169-Architecture, afin de faire plus de projets d’architecture. Accepter de prendre la direction d’AREP, n’était-ce pas renoncer à la partie la plus créative de votre activité ?

En acceptant ce poste, je savais que je devais ronger mon frein pendant quelques années. Mais, aujourd’hui, j’arrive à passer la moitié de mon temps sur des projets avec les collaborateurs d’AREP, à échanger avec les clients, à discuter avec les constructeurs… Certains projets, comme la halle solaire à vélos de la gare du Nord, livrée cette année, me donnent beaucoup de satisfactions. Nous y avons réemployé une quarantaine de vitrages cintrés, datant de 1977, de la « chenille » du Centre Pompidou, qui me faisait rêver lorsque j’étais enfant ! Plus globalement, j’essaie d’impulser une évolution dans le mix des matières utilisées – pierre, terre, biosourcé, réemploi, etc. En 2020, avec l’équipe de direction d’AREP, nous avons généralisé la « pesée de la matérialité » de tous nos projets au travers de la démarche EMC2B. Le principe d’EMC2B – Énergie, Matière, Carbone, Climat, Biodiversité – est d’évaluer l’empreinte écologique de nos ouvrages au moyen d’une métrique simple. La méthode est transparente et publique, et nous permet d’analyser et d’orienter nos choix de conception. Pour nos marchés avec SNCF Gares & Connexions, nous avons également mis en place une clause contractuelle de bonus-malus de respect du budget de travaux comme sur le sur le budget carbone.

Les industriels de l’acier font de gros efforts pour limiter leurs émissions de CO2. Certains ont inscrit à leur catalogue des aciers recyclés décarbonés. D’autres prévoient la neutralité carbone d’ici 2050. Quel rapport entretenez-vous avec ce matériau et quel avenir lui voyez-vous ?

Je confesse une grande intimité avec l’acier ! C’est mon instrument de base, le matériau avec lequel j’ai le plus de proximité : une sorte de confiance réciproque ! J’aime sa précision, sa légèreté visuelle et l’art de son assemblage. J’aime aussi ses profilés standardisés, façon catalogue de Manufrance, que l’on peut juxtaposer et superposer comme des Meccanos. Sa matérialité et son rapport à la lumière m’intéressent beaucoup aussi, car il peut être peint, galvanisé, oxydé… J’apprécie enfin son caractère linéaire dans la façon de l’appréhender et de le calculer. Il est facile d’imaginer une forme avec ses sollicitations, le chemin de ses efforts, évaluer ses instabilités potentielles. Mais, comme pour les autres matériaux, je crois qu’il faut savoir l’utiliser avec discernement. À l’exemple de l’Oulipo, il faut savoir travailler avec la contrainte. Celle des limites planétaires n’est pas seulement impérative, elle est stimulante. Il faut aller vers moins d’acier de première fonte, plus de réutilisation et plus de réemploi. D’une manière générale, nous devons être plus économes dans l’utilisation de la matière.