PAUL CHEMETOV
La dignité architecturale
À bientôt 93 ans, Paul Chemetov est encore en activité, et la radicalité de son architecture n’a rien perdu de son authenticité. Selon lui, « le bâtiment doit être conçu comme un objet qui génère sa propre cohérence ». Modeste, lisible et sans violence, l’ouvrage tient son rang sans débordement, affirmant sa destination et ses fonctions sans excès ni effets de manche. Son credo : « Occupons-nous de loger honnêtement tout le monde, peut-être plus modestement, et cessons de tirer des feux d’artifice à tout bout de champ ! Arrêtons de vivre dans un monde de signatures ! »
Quel a été votre parcours initiatique vers le métier d’architecte ?
Mon intention première n’était pas de devenir architecte, mais plutôt professeur de philosophie ou d’histoire. Mon père, émigré russe lui-même et devenu graphiste, bien que chimiste de formation, m’avait répondu : « Il te faut un métier manuel, que tu puisses exercer si un jour tu devais émigrer. » Il m’envoya voir un orienteur professionnel qui décréta que je devais être architecte ou graphiste. Je choisis donc l’architecture puisque mon père était graphiste et, après mon bac de philo et un premier accessit au concours général, j’entrais à l’atelier Lurçat-Solotareff à l’École nationale supérieure des beaux-arts à la fin de 1946.
Quels sont les hommes et les œuvres qui vous ont « construit » comme architecte ?
Je tombais de haut dans un milieu machiste et plutôt inculte. Lurçat partit très vite, écœuré parce qu’aucun de ses élèves n’était récompensé aux concours de l’école. En ce temps, l’anonymat des concurrents n’existait pas. En dehors de Lurçat, j’ai été, comme tous les architectes de ma génération, influencé par Le Corbusier, mais tout autant par Georges-Henri Pingusson ou Robert Mallet-Stevens pour ce qui concerne la France, les architectes danois ou finlandais, Arne Jacobsen, Alvar Aalto, Eero Saarinen, et, enfin, par Louis Isadore Kahn lors de mes voyages en Inde ou encore Carlo Aymonino, Aldo Loris Rossi, Vittorio Gregotti et Felix Candela à travers mes séjours italiens. Mais de grands ingénieurs comme Bernard Lafaille, Miroslav Kostanjevac ou l’inclassable Jean Prouvé, avec qui j’ai travaillé, m’ont tout autant marqué. Comme ce que j’appris en travaillant sur l’histoire de l’architecture métallique à Paris (1848-1914) ou l’architecture de Paris et de la banlieue dans l’entre-deux guerres (1919-1939) ou lors de mes visites des cités-jardins allemandes, autrichiennes, néerlandaises ou belges.
Quelles étaient vos ambitions originelles en la matière ?
Je ne sais quelles étaient mes intentions originelles, mais c’est en construisant que l’on se construit comme architecte, et mon expérience de « nègre » de Pierre Genuys pour la reconstruction de la Moselle (1951-1955) m’a beaucoup appris.
En quoi ont-elles évolué avec le temps ?
Avec le temps, ce que j’ai perdu en inconscience, naïveté ou fraîcheur a été, sans doute, remplacé par ce que j’ai appris des innombrables chantiers, plus de 150, que j’ai menés, comme du nombre, au moins égal ou supérieur, de projets qui n’ont pas eu de suite ou dont je ne fus pas lauréat. Le seul avantage de l’expérience est de ne pas tenter de reproduire ce qui n’a pas résisté à l’épreuve du temps.
Quels combats et engagements conseilleriez-vous de suivre à tous ces jeunes aspirant à exercer, demain, le métier d’architecte ?
À ceux qui choisiraient de commencer des études d’architecture, je dirais simplement : cultivez-vous et pas seulement en architecture, voyagez puisque votre génération a cette chance, dessinez, photographiez et travaillez, si l’occasion se présente, chez des architectes qui vous paraissent proches par leur comportement et leur travail de ce que vous souhaitez adopter pour vous-mêmes comme règle de vie.
Considéré par beaucoup comme un « virtuose du béton armé », vous avez pourtant très tôt eu recours à l’acier ! Vous êtes même co-auteur du catalogue de l’exposition Familièrement inconnues, Architectures, Paris, 1848-1914 (éditions Dunod, 1980) où vous reveniez, après sept ans de recherches sur l’essor de l’architecture de fer, en partie méconnue, dans la capitale et sa proche banlieue durant cette période. Pourriez-vous revenir sur la genèse de votre rencontre avec l’acier ?
En ce qui concerne mon travail avec l’acier, il commença très tôt avec la nef de l’église de Schœneck (Moselle), puis avec les maisons Schalit et Sterckeman, inscrite à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques, comme avec la surélévation de l’immeuble de la rue de l’Épée-de-Bois à Paris, les écoles construites avec le procédé Geep Industries, le centre commercial de Vigneux-sur-Seine, la patinoire de Saint-Ouen et, enfin, l’atelier Massena, structure démontable en acier, planchers en bois, façades de verre, une sorte de prototype. Mon lieu de travail est aussi un manifeste. Mais les grandes portées du ministère des Finances, 70 m, ne sont possibles que par l’emploi de poutres en acier, tout comme la plateforme des hélicoptères.
Que pensez-vous aujourd’hui de vos premières œuvres en acier ?
Ce que je pense de mes premières œuvres : elles sont comme au premier jour : assez radicales et intemporelles. C’est le cas de la maison Sterckeman, plutôt expérimentale avec sa structure sur pilotis en acier autopatinable, que vous avez construite dans le Nord en 1972 et qui a été inscrite en 2001, de votre vivant, à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques. La description que vous en faites dans L’Architecture d’aujourd’hui mérite que l’on y revienne.
La maison Sterckeman a été construite à Attiches, à environ dix kilomètres de Lille. Autour d’elle, des champs et des pylônes électriques. Ce paysage a orienté notre solution : une boîte surélevée car l’herbe est humide, assez vitrée comme les vérandas des maisons traditionnelles, mais avec peu d’ouvrants en raison du vent du Nord. Les matières, les couleurs de cette maison en acier autopatinable sur lequel les tracés d’atelier restent comme des marques de compagnonnage et parpaings goudronnés répondent aussi au climat physique et architectural de la région charbonnière et des structures industrielles du 19e siècle. Elles témoignent d’une veine abandonnée, d’une architecture sans architectes peut-être, mais, en tout cas, inventive. Les détails de la maison Sterckeman, balustrade à partir d’éléments de catalogues industriels, plateforme en caillebottis, tirants et tendeurs, renforcent ce parti architectural. La structure de cinq tonnes fut posée en deux jours au milieu des champs, les deux dalles furent coulées en une semaine. La dalle supérieure fut coffrée sur des éléments Staka matérialisant ainsi une trame de 90 x 90 qui fut celle de tout le cloisonnement. Celui-ci, réalisé en blocs légers, pourra être modifié si la vie de la maison exige d’autres dispositions. Nous aurons les mêmes latitudes avec le remplissage des façades qui n’est pas porteur. Le noyau central qui assure le contreventement de l’ensemble regroupe tous les équipements sanitaires, que l’on prévoit fixes, quelles que soient les mutations de la maison. Cette expérience a permis de réaliser un prototype de 120 m2 habitables, plus deux terrasses de 27 m2 et 100 m2, couverts, avec garage et jeux enfants, pour 140 000 francs. Une réalisation artisanale qui reprendrait les leçons de ce chantier permettrait de porter le coût à 120 000 francs. Une industrialisation du second œuvre en abaisserait le prix à 105 000 francs. À l’opposé de la coloration extérieure forte et rude, les murs intérieurs sont roses, les sols lilas, les menuiseries intérieures sont blanches, les placards de l’entrée absinthe, le noyau central bleu et noir exprime par sa couleur les contraintes de son état.
Quelles sont, à vos yeux, les vertus de ce matériau ? Quelle est sa « vérité » ?
Ma rencontre avec l’acier est fort ancienne, et le catalogue de profils, pièces finies avant tout assemblage, m’a toujours fasciné, comme la capacité de l’acier d’être compatible avec tous les matériaux. Mies en avait fixé les principes qui inspiraient notre génération, mais ce fut aussi ce que je découvris à l’exposition de Bruxelles en 1958, où j’avais travaillé pour le pavillon français de Guillaume Gillet et René Sarger. La vertu de l’acier est dans le ready-made de ses profils, leur précision, leur graphisme, leur cote quasiment typographique.
Vous avez prescrit l’acier dans des opérations de toutes tailles, de votre mazet ardéchois au ministère des Finances, et toutes typologies, depuis vos agences jusqu’à des pylônes hertziens, en passant par la rénovation des serres et de la Grande Galerie, scénographie comprise, du Muséum d’histoire naturelle. Lesquelles de vos opérations incarnent le mieux votre maîtrise de l’acier ?
Comment choisir entre ses enfants ? Tous me plaisent car ils ne sont pas seulement des objets finis, ils ont leur histoire, celle de leur genèse, de leur vie, et quand je suis amené à retravailler sur eux, comme ce fut le cas pour la maison Sterckeman et, sans doute, la patinoire de Saint-Ouen, j’y retrouve, comme mes bâtiments, une seconde jeunesse.
Paul Chemetov a toujours revendiqué un intérêt prononcé pour la technique, le détournement et le réemploi des matériaux… et des bâtiments. Il a toujours veillé à « utiliser chaque matériau dans sa vérité ». Longtemps sympathisant communiste, il a beaucoup œuvré dans les « banlieues rouges ». Sollicité plusieurs fois, il a toujours refusé tout mandat électoral, l’architecture constituant à ses yeux un engagement citoyen complet : « Je suis architecte. Tout le reste est important, mais architecte l’est plus que tout, et même architecte englobe tout ce qui ne semble pas relever directement de l’architecture. »
« L’architecture n’est pas un métier, mais une relation au monde pour le transformer », déclara-t-il, en juin 2016, lors de la remise des insignes de Commandeur de la Légion d’honneur par Jean-Jacques Aillagon.