Édito
OÙ ALLONS-NOUS ?
Projeter des constructions ayant une durée de vie d’un siècle nous oblige, nous bâtisseurs, architectes, ingénieurs, à penser un monde dont nous ne maîtrisons pas les contours. Nous pouvons l’anticiper, l’imaginer, le rêver, le craindre… mais rarement le voir. Nous, qui pensions avoir maîtrisé notre environnement, constatons aujourd’hui que l’on a eu tort. Notre relation est moins prévisible, plus violente. Que ce bouleversement soit lié à des modifications profondes du climat à l’échelle planétaire ou à la pression exercée par l’implantation humaine sur un territoire donné, nous en sommes, dans les deux cas, responsables. Face à cela, deux temporalités s’imposent : le temps long, qui exige de décarboner notre énergie, et le temps court, qui nous contraint à aménager le territoire pour faire face aux risques induits par ces changements. Si le temps long occupe une place prépondérante dans les débats, le temps court, lui, est rarement discuté. Il reste dans l’ombre, inscrit dans l’urgence et la nécessité. C’est pourtant dans ce temps que les choses se font. En France, nous vivons actuellement une nouvelle vague d’aménagements pour adapter le territoire national. Adapter les déplacements, la production d’énergie, la restauration des milieux, la gestion des eaux, les communications… Tous ces secteurs exercent une pression croissante sur les sols, qu’ils soient urbains ou ruraux. Or, avec l’accroissement démographique et les limites imposées à l’artificialisation des terres, le foncier devient précieux. Les infrastructures ne peuvent plus être invisibles.
Dans un contexte marqué par une action politique erratique – davantage réactive que planificatrice –, des investissements réduits, des processus complexes et des mises en œuvre parfois chaotiques, leur fonction essentielle risque de prévaloir sur tout le reste. Pourtant, il est crucial de porter une vision sur ces infrastructures, car elles dessineront notre paysage et notre histoire de demain.
Ces ouvrages ne doivent pas se limiter à une réponse technique déconnectée de leur contexte paysager, social et écologique : le risque serait alors qu’ils soient rejetés par les populations et empêchés de participer à la transition écologique. C’est précisément cette synthèse entre les sciences qui est au cœur du métier d’architecte. Longtemps tenu à l’écart de ces sujets, il est pourtant un acteur clé pour porter cette vision d’ensemble qui a manqué pendant des décennies dans l’aménagement du territoire en France. La construction des infrastructures post-carbone doit pleinement l’intégrer. Il faut croire en sa capacité à lire les systèmes, les réseaux et les logiques qui irriguent un site. Il peut apporter bien plus qu’un permis de construire et une couleur de bardage !
Cette vision nous la portons quotidiennement dans notre agence. L’ingénieur et l’architecte ne font qu’un pour répondre à la complexité des problématiques modernes, qu’elles soient techniques ou écologiques. La question de « qui fait quoi » doit disparaître au profit d’une réponse synthétique et systémique. Inspirons-nous de la trajectoire des ouvrages d’art en France. Jusqu’au XVIIIᵉ siècle, ils étaient implantés selon le principe de la moindre énergie, en symbiose avec leur environnement. Puis, la révolution industrielle a consacré l’exploit technique : les grandes portées ont marqué une rupture avec la géographie. Après-guerre, la nécessité d’équipement massif a atteint le paroxysme de cette déconnexion avec le contexte. Les années 1990 ont amorcé un retour de l’architecte dans les ouvrages d’art, mais principalement avec une dimension esthétique, centrée sur des objets solitaires. En 2020, l’ouvrage d’art est enfin pensé comme un remède aux multiples problématiques introduites par les générations d’infrastructures précédentes. Ce n’est plus l’environnement qui s’adapte à lui, mais bien l’inverse : il intègre les contraintes écologiques, sociales, urbaines, fonctionnelles et de mise en œuvre dans sa structure même. La notion de franchissement, jadis centrale, devient presque secondaire. Gagnons du temps : les infrastructures que nous mettons en place aujourd’hui doivent dépasser leur seule fonction. Leur existence doit s’intégrer pleinement dans notre territoire et porter une vision à long terme. C’est à ce prix que nous réussirons la transition. Où allons-nous si nos infrastructures, l’épine dorsale de notre territoire, n’incarnent pas elles-mêmes notre projet de société ?
Grégoire Arthuis
Nu_Architecture & Ingénierie