ODILE DECQ
Le champ des possibles
Convaincue qu’il y a de l’art dans l’architecture sans pour autant que cette discipline ne soit un art, Odile Decq est, par sa pratique pluridisciplinaire, une artiste accomplie. Depuis trente ans, elle se consacre également sans compter à transmettre sa vision de l’architecture aux jeunes générations afin de leur ouvrir le champ des possibles, tant professionnels que personnels. Cette vocation l’a ainsi conduite à créer, à Lyon, en 2015, sa propre école, transplantée à Paris depuis trois ans. Aussi forte qu’attachante, elle revient sur son parcours marqué par quelques œuvres emblématiques où l’acier semble avoir été un fidèle compagnon de route !
Quel fut votre cheminement vers l’architecture ?
Enfant, j’aimais beaucoup dessiner et peindre. Un professeur rencontré en quatrième avait constaté que nous étions un petit groupe de filles du collège à être passionnées par cela. Il organisa pour nous, chez lui et sa femme, des séances en off durant lesquelles il nous faisait des exposés sur la peinture, la sculpture, l’art, la décoration tout en nous invitant à peindre. Quand j’ai réussi mon bac en première en candidate libre, ce à quoi je ne m’étais pas préparée, il a fallu que je m’inscrive quelque part rapidement et ce fut en histoire de l’art. Au contact d’étudiants de l’école d’archi de Rennes qui suivaient aussi nos cours, j’ai glissé vers l’architecture, une fois convaincue que les femmes pouvaient en faire. Je pensais pouvoir continuer la peinture, mais je n’en ai pas eu le temps tout en gardant un œil sur ma boîte de tubes de peinture à l’huile ! L’art contemporain m’a toujours attirée, j’allais voir un maximum d’expositions, puis j’ai fini par en collectionner.
Une fois vos études d’architecture achevées à Paris à UP 6 et complétées par un DESS d’urbanisme et d’aménagement à l’Institut d’études politiques de Paris, qu’avez-vous fait ?
Quand j’ai annoncé à mon père que je voulais faire de l’architecture, un de ses amis, architecte, s’était étonné qu’une fille puisse vouloir exercer ce métier. Puis il s’est ravisé en déclarant que c’était bien qu’il y ait désormais des femmes voulant le devenir car, plus pragmatiques que les hommes, nous pourrions dessiner de meilleures cuisines ! Du coup, je n’ai jamais voulu travailler chez un autre architecte. À ma sortie de l’école en 1980, j’ai donc monté ma propre agence !
C’est l’urbanisme qui m’a permis de (sur)vivre au début de ma carrière. J’ai commencé par faire des POS, des études d’urbanisme pour de petites communes des Pays de la Loire, de Mayenne ou de la Sarthe. J’ai pu ainsi tenir jusqu’au concours gagné de la Banque Populaire de l’Ouest (BPO).
Quelle a été la genèse de ce projet qui a permis à votre agence d’apparaître enfin sur les radars de la profession ?
C’était un concours. J’étais allée rencontrer au ministère de l’Équipement la responsable de l’AMO qui démarrait alors. Elle me convia à un voyage que l’association organisait à Londres. Durant les deux jours de voyage, j’ai sympathisé avec un confrère ayant construit l’agence Banque Populaire de Saint-Brieuc ainsi que dans d’autres départements. Sollicité pour le siège régional de Rennes, mais débordé de travail, il déclina l’offre et leur proposa de les aider à organiser un concours. Ayant sélectionné le fils du président de la banque, l’architecte qui venait de terminer une de leurs agences locales, le plus gros cabinet d’architecture de Rennes, il leur conseilla d’ajouter une jeune agence à choisir parmi les Albums de la jeune architecture. J’en avais été lauréate en 1986 et j’étais domiciliée en Bretagne. C’est ainsi que j’ai pu concourir, presque par hasard ! Le concours a été lancé en décembre 1987 avec un rendu en février 1988, c’était donc très court. En janvier, nous pouvions rencontrer les responsables de la banque. Je prends rendez-vous avec le directeur qui voit débarquer dans son bureau une jeune femme en leggins et aux cheveux bleus. Il ne sourcille pas, me fait visiter le site et m’invite à déjeuner au restaurant. De retour, on croise un jeune homme qu’il me présente comme un confrère en charge du patrimoine de la banque qui concourait avec moi. Quand je suis rentrée à Paris, j’ai dit à mon équipe que nous allions devoir nous battre et déclaré : « Ça passe ou ça casse ! » M’est revenue la phrase prononcée dans le film Amadeus par l’empereur Joseph II après la représentation de La flûte enchantée : « Trop de notes ! » J’ai alors décrété à mes collaborateurs : « Trop de lignes, trop de traits ; on enlève tout le superflu jusqu’à arriver au minimal. » Dans la précipitation du concours, j’oublie les plans du petit bâtiment annexe. Lors de la présentation, je me contente de le décrire aux jurés. Et… j’ai gagné !
Avez-vous su ce qui vous avait fait gagner ?
Nous nous étions implantés sur le haut du site, bénéficiant ainsi de la vue et non en rive de route en contrebas. On avait imaginé une liaison virtuelle avec l’existant avec des lignes. Je crois que nous étions les seuls à l’avoir proposé. Mais j’ai toujours eu beaucoup de chance dans mes concours.
C’est faire preuve de modestie car, à l’époque, il n’y avait pas grand monde qui proposait en France pareil projet ?
Oui, c’est vrai, c’était alors une sorte « d’alien » en France où l’on ne construisait pas d’immeubles de bureaux en métal ! Juste après avoir gagné le concours de la BPO, Benoît et moi avons emmené à Londres les trois membres de notre équipe pour leur montrer tous les bâtiments qui nous avaient inspirés. Nous voulions qu’ils comprennent ce que nous allions faire à partir de maintenant. Puis nous avons fait visiter les serres de Peter Rice à La Villette à notre commanditaire pour qu’il voit ce qu’était le verre suspendu que nous préconisions. Nous avions pris comme ingénieur structure Terrell Group, qui venait juste de s’implanter en France et qui nous avait orientés vers Peter Rice pour la façade. Il accepta car c’était la première façade de bureaux à double vitrage en verre suspendu ! Cela a été une aventure exceptionnelle où nous avons développé, voire inventé, une multitude de produits. Nous avons eu la chance d’avoir alors au sein des entreprises – presque toutes locales et clientes de la banque – de jeunes interlocuteurs qui ont très vite saisi l’opportunité en matière d’innovation que portait ce projet !
C’était aussi un bâtiment affichant haut et fort sa structure acier. D’où vous vient cette passion pour le matériau ?
Je suis arrivée à l’acier par la serrurerie. Au tout début de ma carrière, j’ai été littéralement fascinée par un chaudronnier- serrurier dans l’atelier duquel – au nord de la Mayenne –,
j’ai réalisé tout ce que l’on pouvait faire avec l’acier. Ce fut une formidable découverte. Parallèlement – au début des années 1980 –, j’avais pris l’habitude d’aller régulièrement à Londres au moins un week-end sur deux. L’aménagement de l’Isle of Dogs démarrait avec de nombreux bâtiments, bientôt mythiques, en construction. Tous les dimanches matin, nous allions nous infiltrer sur les chantiers dont celui du Financial Times, mais pas celui de la Lloyds où nous ne sommes pas parvenus à entrer. Je cherchais alors à comprendre comment tous ces édifices étaient construits, ce qui ne m’était pas évident. J’observais leurs fondations, leurs structures que je photographiais. Puis j’ai fini par comprendre que ce que j’ai toujours aimé dans le métal, c’était sa précision de l’ordre du millimètre, alors qu’elle est de l’ordre du centimètre pour le béton ! Et cela fait toute la différence. Quand vous assemblez une poutre avec un poteau en acier, tout doit être précis, et l’assemblage doit être dessiné puisqu’il reste souvent visible. Dans le béton, vous n’assemblez rien puisque tout se passe à l’intérieur. C’est simple, après la BPO, je n’ai fait que des bâtiments en acier. Je me souviens avoir gagné un concours à Limoges pour le CNASEA (Centre national pour l’aménagement des structures des exploitations agricoles) qui déménageait de Paris. Nous avions conçu un bâtiment en acier qu’il était impossible de construire en béton. L’expérience de la BPO m’a confirmée dans mes goûts pour l’acier, à l’instar de celle avec le chaudronnier-serrurier. J’étais séduite par la précision et la finesse du matériau, les possibilités conceptuelles et de mises en œuvre qu’il offrait, la sensation d’une réelle transformation de la matière, ce que ne provoque pas pour moi le béton qui me paraît inerte. À ce sujet, j’avais expliqué au rédacteur de The Architectural Review la différence entre l’architecture française et britannique : en Angleterre, les architectes travaillent la structure car ils construisent en métal, tandis que leurs homologues français travaillent la descente de charges car bâtissant en béton ! Et ce n’est absolument pas la même approche ni ma vision de l’architecture ! D’ailleurs, l’enseignement à mon époque traitait très peu de la métallerie, à cause du fameux incendie du collège Pailleron en 1973. Du coup, les bureaux de contrôle ne nous lâchaient plus rien sur les constructions métalliques. Pour y parvenir, il fallait vraiment être très très bon et apporter nous-mêmes toutes les solutions ! Quant à la grande charpente métallique du Macro à Rome, les pompiers étaient tout aussi intransigeants à cause du grand incendie de Rome… à l’époque de Néron ! J’ai dû les rencontrer cinq fois ; la dernière, c’est le commandant qui m’a reçue seule – sans les bureaux d’études qui m’accompagnaient. Il m’a demandé ce que je voulais obtenir de sa part, ce que j’ai fait dans le détail. Je lui ai proposé en conclusion de faire un « escamotage », comme disent les Italiens, quelque chose qui permette de contourner l’obstacle et de trouver une solution qui fasse consensus. Chacun de nous deux a fait des propositions, et nous sommes finalement tombés d’accord ! Au Macro, toutes les salles sont closes, il n’y a que la couverture qui flotte au-dessus – le « flying roof », comme je l’appelle – et ne repose que sur cinq poteaux grâce à de grandes poutres en acier, ce que le béton n’aurait pas autorisé. Il y a aussi la grande rampe qui s’élève dans la salle d’exposition où elle côtoie la charpente. C’est une référence à la fondation Miró de Barcelone par Josep Lluís Sert où, dans une petite salle, une rampe passe en angle droit pour rattraper un niveau supérieur. J’avais remarqué qu’en l’empruntant, on avait un regard différent sur les œuvres exposées, et c’est cette idée que j’ai reprise. Quant à monter sur le toit pour rejoindre le reste du musée sans le traverser, c’est ce qu’avait fait James Stirling au musée de Stuttgart, puis, plus tard, Frank Gehry au Walt Disney Concert Hall.
Que pensez-vous des entreprises de charpenterie ?
Sur le chantier de la BPO, l’entreprise était capable de me fournir des vues axonométriques – dessinées alors à la main – pour les plans d’exécution ; elle raisonnait donc, comme moi, en 3D, c’est vraiment cela la culture du charpentier métallique pour la géométrie descriptive – comme celle des charpentiers bois –, que l’on retrouve moins chez les « bétonneux ». Pour un architecte, c’est génial d’avoir de tels interlocuteurs qui vous permettent de tout regarder en amont.