L’ENTRE-DEUX DU
RÉSIDENTIEL COLLECTIF
84 % des Français préfèrent la maison à l’appartement, 44 % habitent pourtant dans du collectif, et 77,5 % vivent en ville. Suite aux deux confinements, 21 % envisagent de changer de lieu de vie. Comment concilier aspirations de la population et réalités du marché du logement collectif ? Au regard des innovations des vingt dernières années prospectant – à partir d’aciers – un « entre-deux » via de nouvelles aménités dans le résidentiel collectif, esquissons ce que pourrait être ce collectif « intermédiaire » post-Covid, ce monde « d’après » au regard de celui « d’avant » !
CONSTRUIRE, UN CASSE-TÊTE FRANÇAIS
Plus que jamais, les Français rêvent d’emménager dans un logement plus grand, plus ouvert sur l’extérieur, mieux adapté à la vie quotidienne – tout particulièrement quand une pandémie y confine durant plusieurs semaines enfants en téléapprentissage, parents en télétravail et séniors en « survivors sanitaires ». Depuis des décennies, un feu croisé de contraintes multiples entravent toutes ces envies, comme en témoigne la pagination exponentielle des Codes de la construction et de l’urbanisme qu’alimente la mise en conformité avec de nouvelles normes européennes.
Comment défendre pour un architecte la qualité d’usage quand la lutte contre les dépenses d’énergie les confrontait aux tableurs des promoteurs et leurs ratios parois/vitrages, linéaire de façade/surface construite/parties communes ? L’un des premiers effets pervers de la mise en route de la RT 2012 fut la disparition des balcons et bow-windows au profit – éventuel – des loggias, aplanissant désespérément le profil de nos rues – elles-mêmes frappées d’un manque cruel d’aménités ; la mise en oeuvre de rupteurs de pont thermique permit enfin de redonner du relief à l’architecture collective. Le cumul sournois de l’encadrement du crédit, de l’augmentation du prix du foncier et de la réglementation relative à l’accessibilité des personnes à mobilité réduite a soumis la surface habitable des logements à une inexorable cure d’amaigrissement et à une baisse de la qualité d’usage, à commencer par les résidences pour étudiants. Ajoutez à la frilosité des maîtres d’ouvrage la faible culture architecturale et urbaine des maires – pourtant légalement urbanistes en chef de leur commune – et leur manque d’ambition et de cohérence prospectives, et vous comprendrez que l’art urbain – celui de faire la ville – ait été si longtemps malingre dans l’Hexagone.
RÉSILIENCE ARCHITECTURALE
C’eût été compter sans la résilience de la profession d’architecte. Malgré la dégradation de leurs conditions d’exercice, nombre d’entre eux persistent à vouloir mettre leur créativité au service du bien-être des usagers pour contrecarrer la morosité et l’austérité architectonique de leur époque.
Revenons alors sur quelques maîtres d’oeuvre emblématiques de ce combat.
Trublion engagé, Édouard François en est le plus « décoiffant ». En 2000, il fait accoster l’architecture végétale sur les bords du Lez à Montpellier aux confins d’Antigone et de son néo-classicisme bofillien. En naît L’Immeuble qui pousse, fruit d’« une rencontre rare entre un architecte et un promoteur privé sur le terrain des envies. Envie d’autre chose, de matière, d’usage, de plaisir, d’éphémère et de sens ». Au-dessus du socle empierré, les façades en gabion ensemencé offrent d’accueillants salons extérieurs à ciel ouvert via de généreux balcons et bow-windows menuisés maintenus par des tirants en porte-à-faux ou de cabanes sur tripode en tubes d’acier inclinés aujourd’hui dans les frondaisons des arbres accessibles depuis des passerelles. En 2018, sa tour Panache grenobloise « tente de clore définitivement la question des ponts thermiques » en supprimant les balcons, et de « casser la distinction entre étages nobles et inférieurs ». Ainsi, l’ensemble des terrasses et loggias a été désolidarisé des logements pour investir les cinq derniers niveaux de la tour. Parfois sous double hauteur et desservies par ascenseur, ces extensions aériennes de 35 m2 sont équipées d’une cuisine d’été, de sanitaire et font office de « résidences secondaires » ; les plus élevées sont affectées aux appartements des étages bas, et inversement.
Les 180 logements de l’opération Autrement rue Rebière à Paris (17e arr.) – pilotée jusqu’en 2012 par Périphériques – ont été répartis en neuf petits immeubles conçus par autant d’architectes. En proue d’opération, celui de Raphaëlle Hondelatte et Mathieu Laporte fait office de « leader de pignon » avec ses ovoïdes terrasses colorées et externalisées que supportent quatre colonnes tubulaires en acier. Pour le sien, l’atelier japonais Bow Wow affecte un balcon barreaudé, de profondeurs et longueurs différentes, selon les pièces desservies.
Au bout de cette rue, la tour Bois-le-Prêtre devait être démolie. En 2011, Anne Lacaton, Philippe Vassal et Frédéric Druot parviennent à réhabiliter ses 96 appartements à moindre coût (12 M€ au lieu de 20 M€) tout en augmentant leur surface ! « Le projet propose un agrandissement des appartements par la création de nouveaux planchers sur toute la périphérie de la tour, qui permettront d’agrandir les séjours et de créer des jardins d’hiver et des balcons continus, d’améliorer le confort, l’apport de lumière naturelle, les vues dans les appartements, et de réduire significativement la dépense énergétique de chauffage. » Une structure autoporteuse d’acier et de béton doublant les façades telle une prothèse a autorisé cet « exploit économique, constructif, écologique et sociétal ». Le trio a récidivé depuis, à plusieurs reprises (Bordeaux, Saint-Nazaire).
Les ossatures acier rapportées sont fréquemment prescrites dans des opérations de réhabilitation afin d’en améliorer leur qualité d’usage, mais aussi thermique. En 2011, l’agence Chartier-Corbasson redore le blason d’un immeuble de onze logements sociaux, plutôt étriqué, à l’angle des rues Saint- Antoine et Turenne, en réinvestissant une étroite dent creuse inconstructible pour ouvrir le pignon aveugle et y greffer une double peau – sur ossature en acier galvanisé – abritant balcons filants et circulations à l’arrière de panneaux en tôle d’aluminium anodisé, ton bronze et ajourée.
À Berlin en 2016, le cabinet Sauerbruch Hutton reconvertit en cohabitations (Haus 6) un ancien bâtiment industriel dont ils revêtissent les façades d’inox poli miroir, le long desquelles courent de larges balcons sur consoles acier. Pour St’île – la reconversion tout juste achevée d’une ancienne clinique de l’île de Nantes en un socle de bureaux coiffé de trente logements –, les agences Block et Guinée-Potin ont eu recours à ce principe d’épaississement (acier galvanisé) pour ménager des balcons et loggias, des circulations – y compris verticales – et une serre-loggia partagée de 45 m2 en toiture. Le dispositif a ainsi rendu traversants tous les appartements.
Hamonic + Masson et Associés expérimentent la création de divers espaces intermédiaires, à commencer par les 36 logements sociaux en deux plots sur un centre médical de santé livrés à Pantin en 2008. « Leur peau en métal chocolat, brillante et ciselée, contraste avec l’enduit blanc de la cité environnante. Nous sommes dans le champ lexical de la simplicité et de l’aplomb. L’ensemble est rationnel, fonctionnel, non ostentatoire, mais, cependant, marquant, précisément par la rupture avec le contexte. Sur une face, les logements affichent de larges balcons filants protégés des regards par des caillebotis ou mailles acier, sur l’autre, des balcons avancent au-dessus du vide en représentation sur la place. Un détail également signe le projet : un arbre, dont le pot est moulé dans chaque balcon. » En 2010, les modules de façade métalliques des Docks Dombasles au Havre leur restituent « une forme de balnéarité » tout en dotant de panoramiques balcons chacune des 25 habitations.
L’année suivante, leurs deux plots résidentiels Villiot-Râpée à Paris (12e arr.) « superposent les étages comme autant de sols artificiels stratifiés, déconstruisent les silhouettes en les déhanchant, effacent leurs contours par des jeux de matières et de reflets (tôle ondulée et inox polis miroir, NDLR). In situ, surfaces en mailles et vitrages colorés créent une intimité agréable, une « ambiance contenue » ». Ils livrent concomitamment 74 logements sociaux superposés en cinq bandes, à Chilly-Mazarin, dont les treize cages d’escaliers ont été dilatées afin d’offrir de conviviales césures architecturales qui confèrent à l’opération un air d’habitat individuel groupé malgré sa densité.
En 2016, Vincent Parreira achève, non loin du canal de l’Ourcq, 69 logements ayant quasiment tous un accès indépendant à la cour intérieure grâce à un étonnant dédale de passerelles, coursives et cages d’escaliers métalliques ! Revient en mémoire l’immeuble à vélos conçu à Grenoble en 2008 par Hérault-Arnod Architectures dont l’interstice entre les logements et les coursives filantes et cyclables était investi par des cages d’escaliers ou d’ascenseurs, des passerelles d’accès aux logements que doublait un cellier/local à vélos individuel ! En 2012, les dessertes horizontales et verticales des 87 logements bioclimatiques de Christian Hauvette et Pierre Champenois, à Chantepie, se déployaient sous un vaste atrium dont elles enjambaient le jardin d’hiver. À Toulouse, Pierre-Louis Taillandier a, l’an dernier, théâtralement redimensionné la verrière/cage d’escalier de la résidence Adoma pour favoriser la rencontre des jeunes travailleurs.
Dès 2007, Tetrarc a imaginé des serres/salons d’hiver sous double hauteur pour les duplex en attique de l’opération Playtime à Nantes. Quatre ans plus tard, c’est toute la façade de Boréal à Dervallières que l’agence nantaise abrite à l’arrière d’une double peau de serres/loggias, des jardins familiaux devançant les rez-de-jardin. En 2020, ce sont carrément des « fermes urbaines » dont l’architecte couronne les trois plots résidentiels de l’opération 5Ponts sur Nantes.
APPLIQUES ARCHITECTURALES
« Supportée » par la technologie, l’architecture résidentielle se hérisse d’appendices multiples et variés, de plus en plus spectaculaires. En 2016, les White Clouds de Poggi Architecture et l’agence More à Saintes déboîtent leurs volumes – habitables ou extérieurs – à la façon d’un casse-tête 3D. Parfois surdimensionnés et souvent encagés, balcons, terrasses et loggias se projettent dans le vide grâce à leurs tirants.
Inauguré l’an dernier à Montpellier, Arbre blanc de Sou Fujimoto1 déploie en quinconce 193 balcons biais (tous différents) de 7 à 35 m2, de 4 à 6 t et de 7,50 m de porte-à-faux constitués de PRS à âme variable fixés à la façade (le « tronc » de l’ « Arbre ») via deux poutrelles HEB-300 et reliés entre eux par des poutrelles portant en sous-face un bac acier. Non loin de là, à Castelnau-le-Lez, l’agence Valode & Pistre à, elle aussi, doté les appartements de l’opération Prado-Concorde de généreux balcons/terrasses arborées, la jardinière occupant la partie la plus épaisse de leur section triangulaire, évocation d’une aile d’oiseau.
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1 Associé à Laisné-Roussel et Oxo Architectes.