LE GÉNIE DES PONTS
Au sein de la famille des constructions métalliques, les ouvrages d’art occupent une place particulière. Du Golden Gate de San Francisco au pont Alexandre-III à Paris, ces réalisations ont souvent valeur d’icônes et expriment pleinement le savoir-faire technique d’une époque et d’une culture.
Si les premiers ponts ont été réalisés en bois, l’utilisation du métal dans la construction d’infrastructures de franchissement est très ancienne : le pont suspendu de Lan Chin dans la province du Yunnan, daté de 600 avant J.-C., recourait à des chaînes de fer dans sa structure. Il a cependant fallu attendre le milieu du 17e siècle et l’essor de l’industrialisation pour que les ouvrages d’art exploitent pleinement le métal. La première réalisation connue est l’Iron Bridge en Angleterre, conçu par Thomas Farnolls Pritchard et achevé en 1779. Mais ces premiers ponts, construits en fonte, eurent une durée de vie assez courte en raison de la fragilité du matériau. À compter de la fin du 19e siècle, la production d’acier se développe rapidement, et ses qualités mécaniques favorisent son emploi dans la réalisation de tous les ouvrages d’art.
La technique des ponts suspendus apparaît, et, en 1883, est inauguré le pont de Brooklyn présentant une portée record pour l’époque, soit près de 500 m.
DE FORTS ENJEUX TERRITORIAUX
Au développement des grandes infrastructures routières et ferroviaires à travers le monde va malheureusement répondre l’apparition des premières catastrophes majeures touchant ces ouvrages.
En 1891, un pont métallique sur la Birse cède sous le poids d’un train et constitue, aujourd’hui encore, le plus grand accident ferroviaire qu’ait connu la Suisse. Beaucoup plus récemment, le drame du viaduc de Gênes est venu nous rappeler l’indispensable travail de contrôle et de maintenance des ouvrages d’art : le pont Morandi, mis en service en 1967, s’est effondré le 14 août dernier, entraînant la mort de 43 personnes. Deux ans auparavant, Antonio Brencich, professeur agrégé en structures de béton à la faculté d’ingénierie de Gênes, avait pourtant publié une note alertant sur les faiblesses structurelles de la construction. Au-delà du drame humain, ces infrastructures répondent à des enjeux territoriaux majeurs. De vastes écosystèmes économiques dépendent du maintien en activité de certains ouvrages et, concernant la ville de Gênes (premier port industriel de l’Italie), ce ne sont pas moins de 50 000 emplois qui sont menacés par l’interruption de cette liaison routière. Renzo Piano, architecte lauréat du Pritzker en 1988 et Génois d’origine, a conçu gracieusement un nouvel ouvrage destiné à remplacer le pont Morandi. Si les études avancent rapidement, l’architecte a cependant tenu à préciser qu’il ne fallait pas construire dans l’urgence, un discours à l’attention des politiques italiens pressés à l’idée de ne pas pénaliser de façon trop importante cette région économique clé.
UN RÉSEAU AUX COMPÉTENCES PARTAGÉES
Après la catastrophe de Gênes, des craintes sont apparues sur l’état des infrastructures dans beaucoup de pays occidentaux. En France, Élisabeth Borne, ministre chargée des transports, déclarait lors d’un entretien en fin d’année dernière « qu’il n’y avait aucune situation d’urgence dans notre pays, ni aucune inquiétude à avoir sur les ouvrages d’art ». La ministre ajoutait que l’entretien du réseau existant était une des priorités du gouvernement (voir encadré). Dans le cadre de la future Loi Mobilités dont l’examen au Sénat vient de s’achever, l’investissement dans les réseaux actuels fait effectivement l’objet d’un programme d’investissement décennal spécifique et prioritaire. Mais il est à craindre qu’il ne concerne pour l’essentiel que le RRNNC (réseau routier national non concédé). Christian Tridon, président du Syndicat national des entrepreneurs spécialistes de travaux de réparation et renforcement des structures (STRRES), fait état d’une situation hexagonale beaucoup plus alarmante. Le problème est tout d’abord comptable : il apparaît aujourd’hui extrêmement difficile d’évaluer le nombre total d’ouvrages d’art en France, les chiffres pouvant varier de façon importante selon les spécialistes et les modes de recensement employés. D’après
Christian Tridon, il existe environ 200 000 ponts répartis de la façon suivante : 12 000 relèvent du réseau routier national non concédé, 15 000 de concessionnaires privés (réseau autoroutier), et l’essentiel des ouvrages, soit 173 000 ponts, appartiennent aux réseaux départementaux et communaux. Aujourd’hui, les problèmes principaux sont relatifs aux ouvrages gérés par les petites communes qui ne possèdent souvent ni les moyens techniques, ni les moyens financiers pour faire face aux contrôles et entretiens réguliers que nécessitent les ponts et passerelles. La réduction progressive du périmètre d’intervention des DDT (directions départementales des territoires) qui, préalablement, assistaient les collectivités n’a fait que renforcer cette situation inquiétante.
UNE PRÉSENCE IMPORTANTE DE L’ACIER
Le même souci « comptable » s’observe quant au classement des ouvrages d’art par types de matériaux utilisés dans leur conception : il n’existe actuellement aucune base de données permettant de déterminer la proportion de ponts métalliques par rapport aux autres modes constructifs. Cette difficulté tient également au grand nombre d’ouvrages associant différentes techniques de construction. Jusqu’aux années 1970-80, le béton précontraint a été massivement employé dans la réalisation des ponts en France, le métal étant alors réservé aux grandes infrastructures comme les ponts de Tancarville ou de Saint-Nazaire. En 1981, une circulaire a modifié la réglementation s’appliquant aux ouvrages d’art, permettant notamment de s’affranchir des dénivellations d’appuis très onéreuses à exécuter. À compter de cette date, une technique s’est fortement développée, celle des ponts bipoutres mixtes, pour occuper aujourd’hui une place majoritaire sur le marché des ponts.
Ce type d’ouvrage est caractérisé par un tablier formé de raidisseurs en acier en partie inférieure, et d’une dalle en béton armé ou précontrainte en partie supérieure. Les ponts bipoutres mixtes sont particulièrement adaptés à la typologie des brèches hexagonales mesurant en moyenne de 50 à 100 m, ils sont économiques et présentent peu de pathologies. L’acier reste toujours employé dans la réalisation des très grands ouvrages d’art, sous forme de ponts à haubans ou ponts suspendus (voir encadré « Les 10 plus grands ponts du monde »).
Le suivi des ouvrages d’art par l’État
Depuis 1995, l’État a mis en œuvre une démarche IQOA (Image de la qualité des ouvrages d’art) permettant de surveiller l’état des ponts du réseau routier national non concédé. Cette démarche consiste en des contrôles annuels, des visites d’évaluation tous les 3 ans en moyenne et des inspections détaillées tous les 6 ans environ. Un classement des ouvrages est établi sur cette base, allant de la classe 1 (ouvrages en bon état apparent) à la classe 3U (ouvrages dont la structure est gravement altérée et nécessite une intervention urgente). Un audit sur l’état du réseau routier national non concédé publié en juillet dernier fait apparaître que, sur les 12 000 ponts que compte le réseau, 30 % doivent faire l’objet de réparations, et 7 % présentent des « risques d’effondrements sérieux », c’est-à-dire 840 ouvrages d’art ! Dans ce même document, les auteurs soulignent un sous-investissement de l’État dans l’entretien du réseau routier : à titre d’exemple, le Royaume-Uni y consacre 80 000 euros par kilomètre et par an, alors que la France se situe à un niveau proche de 50 000 euros. Face à cette situation alarmante, le Projet de loi d’orientation des mobilités qui sera présenté à l’Assemblée nationale au mois de juin définit une nouvelle programmation des investissements sur 10 ans avec une priorité donnée à l’entretien des réseaux existants. Pour l’année 2019, la ministre chargée des transports, Élisabeth Borne, vient d’annoncer que l’Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF) bénéficiera de 2,5 milliards d’euros de crédits, soit une hausse de 10 % par rapport à l’année précédente.
COMPOSER AVEC LE PAYSAGE
Le marché des ouvrages d’art métalliques, s’il apparaît peu important en terme de tonnage d’acier, constitue néanmoins une vitrine extraordinaire pour démontrer les qualités mécaniques et plastiques de ce matériau. Les ingénieurs et architectes conçoivent de remarquables réalisations, dont les prouesses techniques se mettent au service d’une vision sensible des sites et territoires… instaurant de magnifiques dialogues entre ponts et paysages.
Nom | Portée (mètres) | Longueur (mètres) | Année d’achèvement | Pays |
---|---|---|---|---|
Pont du détroit d’Akashi | 1 991 | 3 911 | 1998 | Japon |
Pont de Xihoumen | 1 650 | 5 452 | 2009 | Chine |
Pont Est du Grand Belt | 1 624 | 6 790 | 1998 | Danemark |
Pont Osmangazi | 1 550 | 4 000 | 2016 | Turquie |
Pont Yi Sun-sin | 1545 | 2 260 | 2012 | Corée du Sud |
Pont Runyang | 1 490 | 7 210 | 2005 | Chine |
Pont du lac Dongting | 1 480 | 2 390 | 2018 | Chine |
Pont de Nankin | 1 418 | 5 437 | 2012 | Chine |
Pont du Humber | 1 410 | 2 220 | 1981 | Royaume-Uni |
Pont Yavuz Sultan Selim | 1 408 | 2 164 | 2016 | Chine |
Le pont Citadelle à Strasbourg
La pureté des courbes
L’ouvrage initial prévu pour le franchissement du bassin Vauban était de facture classique : une longueur de tablier de 250 m, 4 ou 5 travées, presque un viaduc. Mais l’évolution du projet d’urbanisation autour du bassin a modifié les paramètres initiaux, le dégagement des berges n’étant plus nécessaire, il devenait alors possible de réduire la portée de l’ouvrage. La Compagnie des transports strasbourgeois (CTS) et la Communauté urbaine de Strasbourg (CUS) s’orientent vers une réalisation « emblématique » sur le bassin, un objet architectural à même de donner une identité forte à l’ensemble du futur quartier. L’ouvrage à réaliser est complexe : un franchissement de 160 m, une courbure marquée du tablier en plan et une certaine rigidité attendue en raison du passage du tramway.
Différentes esquisses de ponts à haubans ou à doubles arcs sont étudiées par Egis JMI en charge de la conception.
Au final, la solution retenue est celle d’un pont à tablier intermédiaire avec un arc unique de 193 m.
Cette configuration permet de placer le centre de gravité du tablier à la verticale du centre de gravité de l’arc, l’ensemble constituant ainsi une sorte de portique très équilibré. Une autre innovation tient au mode constructif de cet ouvrage singulier : de manière traditionnelle, l’arc est hissé au-dessus du tablier, ce qui impose la mise en place d’importantes grues sur les berges permettant de soulever cette partie du pont.
Un choix audacieux a été fait ici, qui permet de s’affranchir de l’installation des grues : lancer le tablier avec l’arc posé directement dessus. C’est la première fois qu’un tel procédé est utilisé en France. L’ouvrage achevé séduit par l’élégance de sa géométrie : à la diagonale de l’arc venant se poser de part et d’autre du pont répond le galbe du tablier, un dialogue subtil entre deux courbes se reflétant dans les eaux calmes du bassin Vauban.
Ce projet a été Grand Prix national de l’ingénierie en 2016 et lauréat (mention) des Trophées Eiffel en 2017.
Maîtrise d’ouvrage : Compagnie des transports strasbourgeois
Maîtrise d’œuvre : Egis, Jean-Bernard Nappi, architecte
Bureau d’études : Egis, Claude Le Quéré,
ingénieur ouvrage d’art
Entreprise : Eiffage Métal
Type : pont métallique à arc supérieur supportant
un tablier suspendu courbe
Le viaduc de la Scie, Manéhouville
Dialogue avec le paysage
Une petite vallée à proximité de Dieppe, douce et jardinée à l’image des paysages traditionnels de cette partie de la Normandie. Un programme : le passage de la future déviation de la RN 27 devant assurer une liaison performante et sûre entre Rouen et l’agglomération dieppoise ; et des contraintes environnementales fortes : la vallée et ses deux rivières, la Scie et le Saint-Ribert, constituent un biotope protégé. À la lecture du site, Alain Spielmann imagine un ouvrage simple, minimal, s’inscrivant avec modestie dans ce lieu remarquable.
Le viaduc, long de 500 m et haut de 35 m, décrit une légère courbe vers la droite et présente une pente à peine perceptible de 1 %. L’implantation de ses six piles, distantes de 70 m en moyenne, répond au souhait de l’architecte de respecter le site en préservant les méandres de ses deux cours d’eau. La vallée apparaît donc « ponctuée » par une succession de petits poteaux ne nécessitant pas de fondations trop importantes et dialoguant avec l’échelle du paysage existant. Le dessin des piles en béton est particulièrement sophistiqué : de forme ovoïde à leur base, elles viennent « s’ouvrir » en deux ailes à la rencontre du tablier, renforçant l’aspect de légèreté et de transparence du viaduc.
Ce parti structurel d’opter pour une longueur contenue des travées a permis de concevoir un tablier métallique léger et fin. De hauteur variable, il ondule ainsi légèrement entre les piles successives de l’ouvrage. Ses éléments au nombre de 40 ont été fabriqués en Alsace, puis assemblés in situ après avoir été posés sur des appuis provisoires.
Une fois les travaux de ce viaduc achevés, un travail particulier a été mené sur la renaturation du site : les pistes de chantier ont été soigneusement effacées, les versants de la vallée ont été restaurés et végétalisés à l’identique, et 9 hectares de boisements complémentaires ont été plantés.
Maîtrise d’ouvrage : Dreal Normandie
Maîtrise d’œuvre : Alain Spielmann, architecte
Entreprise générale : Eiffage
Type : pont à poutres
Longueur : 500 m
Portée principale : 75 m
Largueur : 13 m
Hauteur : 35 m
Lieu : Anneville-sur-Scie (76)
Photos : Eiffage
La passerelle du Mont-Saint-Michel
Une ligne d’horizon
Lentement, la baie s’ensablait, au rythme des marées et des sédiments se déposant au pied du Mont-Saint-Michel.
Les aménagements du site n’avaient fait qu’aggraver ce phénomène naturel : d’abord, la construction de la digue-route, puis les vastes parkings en enrobé s’étalant au pied des remparts. En 1995, les pouvoirs publics lancent une ambitieuse campagne de travaux pour préserver cette « merveille de l’humanité » inscrite au Patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1979.
Pièce maîtresse de ce projet de restauration du site, un ouvrage de plus de 1 800 m de longueur devant permettre l’accès au Mont-Saint-Michel, à concevoir sous différentes contraintes : faciliter l’écoulement des eaux, supporter le passage des navettes et camions desservant le monument et, avant tout, respecter le site et son paysage. Le programme initial prévoyait la réalisation d’une digue-route sur 1 000 m,
d’un pont sur 800 m, et privilégiait la mise en œuvre de grandes portées en béton pour l’ouvrage d’art.
Le projet proposé par l’architecte Dietmar Feichtinger magnifie l’horizontalité du paysage pour mieux contraster avec la verticalité du Mont-Saint-Michel émergeant des eaux. Son ouvrage : une simple ligne semblant flotter sur le sable de la baie, route et pont dessinés d’un même trait. En opposition au programme, Dietmar Feichtinger fait le choix d’une structure métallique lui permettant de concevoir un tablier d’une grande finesse. Mais une telle option impliquait nécessairement une portée réduite entre porteurs. Le pont repose ainsi sur 134 poteaux d’acier placés tous les 12 m, encastrés dans des piliers de béton ancrés dans la roche à plus de 30 m de profondeur. Afin de ne pas impacter le fonctionnement hydraulique de la baie, la section des poteaux a été réduite au minimum, 25 cm de diamètre seulement.
L’ouvrage, achevé fin 2014, propose ainsi au visiteur une promenade singulière entre terre et mer, un cheminement initiatique dont la pureté et la simplicité du dessin subliment l’ampleur du paysage et la monumentalité du Mont-Saint-Michel.
Maîtrise d’ouvrage : Syndicat mixte Baie du Mont-Saint-Michel
Maîtrise d’œuvre : Dietmar Feichtinger Architectes (DFA)
Bureau d’études : Schlaich Bergermann Partner
Entreprise : Eiffage
Type : pont-passerelle
Longueur : 760 m
Largeur : de 11 à 17 m
Surface : 1 841 m2
Lieu : baie du Mont-Saint-Michel (50)
Photos : DFA