Jean-Pierre Muzeau
Esprit pionnier
Il suffit d’évoquer son nom pour que tous, à l’unisson, le parent de l’élogieux et mérité titre de « Grand monsieur de la construction métallique ». Grand, Jean-Pierre Muzeau l’est assurément avec ses 1,99 m (et demi). Ce professeur des universités, directeur scientifique du CHEC1, œuvre sans relâche depuis des années pour la diffusion de l’enseignement de la construction acier. Travailleur acharné, passionné, enthousiaste et accessible, il a formé plus de 2 000 ingénieurs à Clermont et il continue à travers ses cours, ses publications et ses conférences, à porter au plus haut toute la richesse de la construction métallique.
Quel est votre parcours ?
Je suis issu d’une famille modeste. Mon père était cheminot et ma mère couturière. J’ai passé un bac E, soit l’équivalent d’un bac C mais avec de l’atelier. En fait, j’ai touché la ferraille depuis tout petit car, dès la 5e, j’ai goûté à la forge, à l’ajustage et à la menuiserie. J’ai passé mon bac à 17 ans et, après un bref passage aux Arts et Métiers d’Angers, j’intègre l’ENS de Cachan en 1970 où, a priori, j’allais faire de la mécanique. Mais comme l’école venait de mettre en place une formation complète de génie civil, je choisis de faire partie de la 1re promotion de cette spécialité. En 1973, l’agrégation n’existant pas encore, c’est avec mon Capet en poche que j’intègre le Cust2 de Clermont-Ferrand, à l’université Blaise-Pascal où je vais enseigner en tant que professeur certifié jusqu’en 1981. J’avais 24 ans et ça a été pour moi le début d’une très belle aventure.
Impossible ici de détailler votre impressionnant CV mais il semble que votre carrière au Cust soit l’une de vos plus grandes fiertés.
Il faut prendre en compte le contexte de l’époque. Le Cust à Clermont, l’Eudil3 à Lille et l’Isim4 à Montpellier sont nés de la volonté de faire émerger un nouveau type de formation d’ingénieur, non plus au sein des grandes écoles traditionnelles, mais à partir d’un modèle moins élitiste. Nous étions les pionniers d’un nouveau système porté par l’idée d’offrir à tous la chance de pouvoir devenir ingénieur. Des élèves titulaires d’un DUT, d’un Deug ou même d’un BTS et, bien sûr, certains issus de classes préparatoires, pouvaient intégrer le Cust. Au début, nous n’étions que deux enseignants titulaires et j’ai vraiment adoré cette période même si cela n’a pas été toujours facile. D’un côté, les écoles d’ingénieurs étaient très critiques face à cette concurrence. De l’autre, les universitaires nous prenaient un peu de haut parce que nous ne faisions pas de recherche fondamentale. Il a fallu jouer des coudes, ce qui m’a évidemment forgé le caractère ! J’ai eu des élèves extraordinaires, parfois partis d’un CAP, continuant en BTS avant d’entrer chez nous. Et certains sont aujourd’hui patrons d’entreprises. Parallèlement, j’obtiens en 1979 un doctorat de 3e cycle en génie civil, ce qui me permet d’accéder à un poste de maître de conférences. En 1987, je soutiens un doctorat d’État et je deviens professeur des universités en 1990. J’ai dirigé le département de génie civil du Cust pendant quinze ans. Et, ce qui est magique, comme nous partions de zéro, c’est que j’ai pu mesurer l’impact d’une carrière de prof en voyant où nous en sommes arrivés. Alors oui ! c’est une de mes plus grandes fiertés. Une autre est le prix Charles Massonnet de la CECM5 en 2014.
Pourquoi la construction métallique ?
C’est tout simplement une vraie passion ! À l’entrée au Cust, 80 % des élèves pensaient faire carrière dans le bâtiment béton et 20 % dans la route… Très peu imaginaient que la construction métallique faisait partie du génie civil et ça reste malheureusement encore vrai aujourd’hui. On confond souvent construction métallique et construction mécanique… Avec toujours en tête cette image des vieux ateliers noirs et poussiéreux du XIXe siècle… Mais la construction métallique n’a évidemment plus rien à voir avec ça ! C’est pourquoi une grande partie de mon enseignement repose sur la volonté de montrer ce qu’est vraiment ce métier : la Canopée des Halles à Paris, le pont Raymond Barre et le musée des Confluences à Lyon, le stade de Lille, etc. Il y a de quoi se faire plaisir tout de même ! Pour ma part, je me suis investi à 200 % dans ce domaine, animé par la volonté de dédramatiser les problèmes théoriques complexes pour les rendre accessibles. J’ai noué des partenariats avec beaucoup d’industriels, participé à de très nombreux programmes européens à but pédagogique destinés, par exemple, à former aux Eurocodes. Je suis auteur ou co-auteur d’une cinquantaine d’ouvrages, de nombreuses publications et de plus de 80 communications en France et à l’étranger. J’ai dirigé 14 thèses de doctorat dans le domaine de la construction acier. Et je multiplie aujourd’hui les conférences au nom de ConstruirAcier pour donner envie à des élèves ingénieurs en cours de formation de s’orienter vers la construction métallique.
Ce qui explique aussi votre implication dans l’APK, l’association pour la promotion de l’enseignement de la construction acier. Effectivement, pendant trente ans j’ai œuvré pour cette structure à but pédagogique qui regroupe la plupart des enseignants francophones de construction métallique tous niveaux confondus, du CAP au doctorat. Et, là encore, je suis particulièrement fier du travail accompli. Dans ce cadre, j’ai développé des relations fortes et étroites avec le monde de la sidérurgie, des bureaux d’ingénierie et des constructeurs métalliques et j’ai contribué à dynamiser l’enseignement français de cette discipline. Séminaires, rencontres entre la profession et le monde de l’enseignement, création et mise à disposition d’outils pédagogiques, identification des besoins, rédaction de référentiels. J’ai notamment participé activement au pilotage du groupe de rénovation du BTS Construction métallique, le BTS AMCR (BTS architecture en métal), sur le plan national. À l’APK, tout est mis en œuvre pour promouvoir et améliorer la formation des professionnels dont l’industrie de la construction acier a besoin. Toujours dans ce but, j’ai rédigé et réalisé de très nombreux Cahiers de l’APK, organisé plusieurs séminaires thématiques mais aussi les Assises de la Construction métallique, grands rendez-vous du secteur rassemblant tous ses acteurs pour partager les expériences et valoriser les projets. Nous avons plus que jamais besoin de ce type de structures ou d’initiatives destinées à diffuser au plus grand nombre l’enseignement de la construction acier.
Justement, où en est-on aujourd’hui de cet enseignement ?
Quand on demande à un étudiant de citer un ouvrage métallique, il répond systématiquement « la tour Eiffel ». « Oui, mais n’y a-t-il pas d’ouvrage plus récent ? » Et là, ils sont perdus. Si certains citent le viaduc de Garabit, un grand nombre ne pense même pas à Millau. Notre domaine n’est pas suffisamment connu et ce constat est terrible. Cela explique en partie pourquoi on a vraiment du mal à attirer les jeunes dans la profession. Et pourtant. Deux ans après avoir donné une conférence de deux heures à Nancy sur « La CM du XXIe siècle », j’ai reçu les vœux d’un étudiant en ces termes : « Monsieur, je vous remercie beaucoup. Si je fais de la construction métallique aujourd’hui, c’est grâce à vous. Je suis actuellement basé au Luxembourg et je travaille sur le chantier du 2e plus grand pont Bow-String d’Europe. Et si j’ai choisi ce domaine, c’est parce que vous m’en avez donné envie. » Voilà ma plus belle récompense. Ces mots justifient toutes nos actions, nos travaux, notre énergie, notre détermination et nos efforts !
- 1 CHEC : Centre des Hautes Études de la Construction
- 2 Cust : Centre universitaire des Sciences et Techniques
- 3 Eudil : École universitaire d’Ingénieurs de Lille
- 4 Isim : Institut supérieur international de Management
- 5 CECM : Convention européenne de la construction métallique