JEAN-PAUL VIGUIER
L’architecte made in USA
Formé en bonne partie aux États-Unis, Jean-Paul Viguier y a même construit la tour abritant Sofitel Water Tower (2002) de Chicago et l’extension du McNay Art Museum (2008) à San Antonio. Il en a rapporté une vision pluridisciplinaire de l’architecture et une culture de l’acier qu’il aime à partager.
Vous souvenez-vous de vos premiers émois vis-à-vis de l’acier ?
Je m’en souviens même très bien ! J’ai fait en 1967, à l’âge de 19 ans, un voyage à New York. J’ai alors été marqué par le Ford Foundation Building que Kevin Roche venait d’achever. Sa force, un atrium tout en acier noir qui prolongeait – je l’apprendrai plus tard – le mouvement d’utilisation de l’acier fabriqué dans les villes du Michigan initié par Mies van der Rohe à Chicago. À l’origine de ma conviction de vouloir faire de l’architecture, ce bâtiment m’a aussi poussé, plus tard, à poursuivre mes études à Harvard. Je voulais renouveler mon regard sur l’architecture qui avait été très influencé par le mouvement corbuséen encore très présent en France dans les années 1970 et 1971, à mon départ pour les États-Unis. Je voulais plonger dans le mouvement moderniste américain généré par tous ces architectes européens du Bauhaus ayant émigré dans la région de Boston à l’exception de Walter Gropius et Mies van der Rohe installés à Chicago. Hélas, à mon arrivée en 1970 à Cambridge, Mies était mort l’année précédente, Walter Gropius venait de décéder… et l’architecte catalan Josep Lluís Sert, alors doyen de la faculté d’architecture de Harvard, qui m’y a accueilli était profondément… corbuséen !
Que vous enseignait-on, à l’époque, à l’École nationale supérieure des beaux-arts ?
Ayant commencé en 1965 mes études aux Beaux-Arts, je n’y avais donc fait que trois années lorsque survint Mai 1968. Le décret Malraux de 1969 a proposé de diplômer d’office tous les étudiants ayant un certain niveau, ce qui était mon cas. Ayant été quelques-uns à refuser de quitter l’école comme des voleurs, nous avons été à l’origine de la création de l’unité pédagogique n° 5 (UP5) implantée au Grand Palais. Ainsi avons-nous pu parachever dignement nos études en y soutenant notre diplôme. Pour créer l’UP5, nous avons sollicité comme chefs d’atelier Jean Bossu et Georges-Henri Pingusson, deux personnages totalement opposés. Le premier, qui avait collaboré avec Le Corbusier, était assez froid, faisait preuve de rigueur, mais, surtout, d’une grande puissance dans la forme, l’écriture architecturale avec les convictions qui allaient de pair. Auteur de Latitude 43, l’hôtel référence moderniste d’alors, le second était, au contraire, d’une immense sophistication, d’une grande élégance et m’a inculqué le souci du détail.
À votre arrivée aux États-Unis, à quoi avez-vous été confronté ?
Je me suis alors inscrit dans un cycle d’études post graduate dédié à la fabrique de la ville. Très avant-gardiste, Harvard proposait au sein de la même faculté un département d’architecture, un autre d’urbanisme (City planning) et un troisième de paysagisme (Landscape architecture). Les Américains ont été les premiers à faire du paysage urbain. On y enseignait aussi la géographie, élément fondamental de la contextualité de l’architecture. Le modernisme était un mouvement universel prônant une même architecture valable dans toutes les parties du monde, ce à quoi je n’ai jamais adhéré. Le « contextualisme » a permis à la modernité de s’adapter au territoire local, au génie du lieu.
Dans une interview en 2011 sur France Culture, vous faisiez une analogie entre le passage du roman au gothique et l’arrivée de l’acier dans l’univers de la construction des tours à Chicago. Pourriez-vous développer ?
Bien plus qu’une évolution de l’approche architecturale, le passage du roman au gothique fut une transformation très puissante ayant remis en question plein de choses. Ce qu’illustre parfaitement la basilique Saint-Remi de Reims, en partie construite selon l’art roman à ses origines. Mais l’utilisation de la matière tel que cela se faisait à l’époque rendait impossible la reprise des efforts engendrés par l’accroissement de sa hauteur, lequel demandait alors davantage de matière qu’était créé d’espace. Quand je suis arrivé à Chicago, Monadnock Building – considéré comme la première tour construite au monde (17 étages) – offrait une situation similaire. Dressées avec de la chaux et de la pierre, les parois en partie basse atteignaient deux mètres d’épaisseur – y limitant la création de baies ! Les architectes allaient devoir changer d’approche s’ils voulaient poursuivre cette ascension, imposée par la raréfaction du foncier. Là où le roman reportait les charges des voûtes sur les murs et piliers, le gothique les reprend à l’extérieur du volume et des murs via des arcs-boutants. Saint-Remi a ainsi vu ériger, sur ses épais murs d’embase, de minces parois où créer une baie n’était plus un problème, d’où l’arrivée du vitrail. L’acier a eu le même effet dans les années 1920 sur l’édification des buildings à Chicago. À l’image des arcs-boutants, il permit aux immeubles de poursuivre leur ascension. Les poteaux périphériques en acier ont externalisé la reprise des charges de sorte à libérer le reste des façades largement vitrées. Ne résistant pas à la chaleur, les pompiers refusaient d’utiliser l’acier à l’intérieur des bâtiments. Suite à l’émigration aux États-Unis des maîtres du Bauhaus, la rencontre de leur architecture avec l’acier a fait des merveilles. À mon tour, j’ai réalisé à plusieurs reprises des bâtiments dans cette ligne de conception. Quand j’ai conçu la médiathèque de Reims, en face de la cathédrale des sacres – entièrement gothique – et à deux cents mètres de… Saint-Remi, j’étais conscient de cette analogie. Ses structures verticales en acier sont à l’extérieur du volume, j’y ai même suspendu les planchers métalliques aux sablières en haut de l’ossature en portique. Ses planchers effleurent les façades vitrées sur un fil.
Quel a été votre premier bâtiment en acier ?
À mon retour des États-Unis, le premier concours gagné a été celui du regroupement des services de la Météorologie nationale à Toulouse. J’y ai construit le centre de recherches réalisé à partir de grandes poutres métalliques rouges prenant appui sur des culées en béton. J’ai souvent utilisé l’acier pour des parties de constructions où le recours au béton s’imposait pour des raisons économiques. La verrière à structure acier de quarante mètres de portée de l’immeuble C3D à Boulogne-Billancourt couvre un vaste atrium. Celle du siège d’Alstom Transport à Saint-Ouen – d’une extrême légèreté visuelle – a été assemblée au sol et montée par une grue. Pour le Pavillon de la France à Séville, aux spectaculaires structures acier, celle de la toiture plate de cinquante mètres sur cinquante est constituée de poutres à inertie variable, la section de l’acier variant en fonction de la charge appliquée à chacun de ses éléments. Cette charpente construite au sol a été hissée à quinze mètres, puis couverte par une toile, un liner de piscine. Il me faut, ici, préciser mon goût pour le détournement à contre-emploi des matériaux. À Séville, nous avons habillé de bâches de camion l’arrière du pavillon ! Je n’aime pas, en matière d’architecture, ce qui est replié sur soi-même.
Les porte-à-faux reviennent régulièrement dans votre architecture et vous recourez à l’acier pour ses performances tant structurelles qu’économiques. D’où vous vient ce goût pour ce procédé technique ?
J’ai souvent essayé de réfléchir à la question de l’architecture au travers de celle de la limite. L’architecture est un art du possible. Quand on fait de la conception, il y a cette dimension artistique sur l’ouvrage qui vous pousse toujours à expérimenter la limite, jusqu’où aller trop loin ! Au siège de France Télévisions à Paris, les atriums des rédactions ont une structure en poutres de verre, matériau qui était alors encore considéré comme n’étant pas structurel faute de savoir calculer ses performances. On y a donc fait un travail expérimental, ayant étudié, par des tests, les charges de rupture de différents types de poutres en verre. Cela me rappelle qu’à l’université de Pennsylvanie, Louis Isadore Kahn et l’ingénieur français Robert Le Ricolais, qui y enseignaient, partageaient un atelier où l’on formait les étudiants au sens, à la perception de la structure. L’apprentissage se faisait au sein d’un laboratoire où étaient chargées des poutres en béton, ou en d’autres matériaux, posées sur deux appuis jusqu’à leur rupture devant les élèves qui assistaient en direct aux différentes déformations ainsi provoquées. Robert Le Ricolais me disait qu’une fois ces expériences vécues, le futur professionnel n’oublierait plus jamais quel est le cheminement des forces dans la structure d’une poutre et son rapport avec la charge. C’est presque comme s’il avait acquis intuitivement le sens de la limite, que devra confirmer le calcul ! Il se pourrait bien que mon attirance pour le porte-à-faux ait à voir avec cette expérience. Je viens d’en réaliser un grand au siège d’Orange à Issy-les-Moulineaux, où j’ai imaginé des boîtes qui s’étirent vers le soleil couchant. Lorsque j’ai présenté la maquette au maire de la ville, qui aime l’architecture, il m’a dit « de l’audace Viguier, tirez, tirez donc ! ». Et mon « intuition » m’a fait lui répondre que je ne pouvais pas aller au-delà de ses quinze mètres, sinon le porte-à-faux se romprait. Cela ramène l’architecture à sa dimension terrestre. Nous y avons fait cependant un petit tour de passe-passe par lequel ce sont les poutres latérales qui tiennent la structure en doublant la hauteur des joues, ce qui m’a permis d’augmenter le porte-à-faux et fait entrer les poutres de structure à l’intérieur du volume, la perception que l’on peut avoir du porte-à-faux depuis l’extérieur s’en trouvant troublée. Trouble accru par les garde-corps en verre. C’était déjà la même chose avec la toiture de Séville qui, de profil, semblait ne pas avoir d’épaisseur, ne percevant que les quinze centimètres du bord supérieur de la structure. J’aime ce côté émotionnel, troublant du regard sur l’architecture.