JACQUES FERRIER
Stratège de l’utile au subtil
Trente ans déjà que Jacques Ferrier, associé depuis 2010 à Pauline Marchetti, développe une architecture engagée prônant l’esthétique de l’utile, la stratégie du disponible et la ville sensible. Adepte de l’hybridation des filières sèches, il convoque souvent l’acier, que ce soit à Shanghai avec le Pavillon France de l’Expo 2010 et l’opération de bureaux T20 de 2018 ou en France avec le siège de la Métropole Rouen Normandie (2016) ou Grand Central à Paris-Saint-Lazare, tout juste livré.
Quel parcours vous a conduit à devenir architecte ?
Fasciné par les mathématiques durant mon cursus, mes études supérieures scientifiques m’ont conduit, très jeune, à l’École centrale à Paris. J’y ai découvert la construction. Très vite, j’ai réalisé que l’architecte en était à l’origine en élaborant les concepts.
Peu après, je suis tombé sur un documentaire sur les puissances de 10 réalisé par Charles et Ray Eames. Ils y expliquaient la gradation de l’infiniment petit (de l’ordre du millième de millième de millième de millimètre) à l’infiniment grand à des milliards d’années-lumière. En fouillant davantage, j’ai découvert leur maison de Pacific Palisades. L’anecdote raconte qu’à l’arrivée des pièces de la charpente métallique sur le chantier, ils réalisèrent qu’en les combinant différemment ils pourraient bâtir une maison d’une surface une fois et demie plus grande. J’ai trouvé cela génial !
Cette double formation a-t-elle orienté votre pratique professionnelle ?
Elle m’a permis d’être très à l’aise dans ma vision de l’architecture dont un des grands enjeux du 20e siècle réside dans la relation entre la société, la technique et la science. Je me suis beaucoup documenté sur le lien entre la formalisation de la ville et des espaces construits et la façon dont on recrute, dont on utilise l’innovation technique et la notion de progrès. Espèce de sauf-conduit pour circuler dans les écrits scientifiques, dans les réunions et conférences ou quand j’enseignais, ma formation fut un sacré catalyseur de ma réflexion.
À mes débuts comme enseignant, à 32 ans, ce goût pour la technique m’avait jusqu’alors porté vers la high-tech, technologies de pointe, sophistiquées et hyperséduisantes, mais aussi très coûteuses, dont le trio Piano, Rogers et Foster étaient les héros. En préparant mes cours, cette culture née au début des années 1960 me parut dépassée ; l’architecture, la technique et la ville étant désormais vues sous un angle beaucoup plus dans l’économie de moyens et de ressources. Je vais dès lors promouvoir une technique plus modeste et sobre, s’inscrivant dans la stratégie du disponible, comme je vais la nommer, utilisant les produits du catalogue.
Tout cela explique-t-il la connotation industrielle de vos premiers projets ?
Mon diplôme traitait de l’architecture industrielle. Le Moniteur lançait alors une collection thématique dont j’ai rédigé les deux opus dédiés aux usines. Parus au moment où je créais mon agence, ils constituèrent une super carte d’entrée en la matière. Vont ainsi s’enchaîner le laboratoire des matériaux de l’École des mines de Paris à Corbeil-Essonnes, qui me vaudra le Prix de la première oeuvre du Moniteur, puis l’usine des eaux de la Sagep à Joinville-le-Pont. Leur dimension industrielle et fonctionnelle m’amena à définir une esthétique de l’utile et à me confronter très tôt à la grande échelle !
Comment qualifier votre approche architecturale ?
L’attention portée aux détails, à la matérialité et aux assemblages a caractérisé mes débuts. Ma première monographie, La stratégie du disponible, défend l’idée de rendre intéressants, voire uniques, des matériaux très courants du catalogue, grâce à la façon dont on les assemble et en dessine tous les détails. Cette esthétique de l’utile se réfère aux Eames et à Jean Prouvé dont j’ai scénographié, en 2001, les trois expositions commémorant, à Nancy, le centenaire de sa naissance. À travers ma collaboration avec Pauline Marchetti dès 2010, une expérience sensible du bâti viendra compléter mon esthétique de l’utile.
Qu’entendez-vous par une approche contextuelle ?
Comment s’ancrer quelque part, dans une identité, dans ce qui est déjà là, sans être une citation et encore moins dans le régionalisme, est complexe. Au-delà des préoccupations environnementales et de développement durable partagées par tous dorénavant, notre souci est de tirer parti du climat, des orientations, du site… « Architecture de la résonance », notre grande exposition monographique à Montréal en 2019, tissait un dialogue avec ce qui nous entoure à partir de résonances avec des éléments contextuels. Les deux demi-pignons du bâtiment de Rouen qui se soulèvent évoquent les grues et l’imaginaire portuaire des quais alentour ; ses couleurs dichroïques pixellisées rendent également hommage à Claude Monet qui en a peint la cathédrale et font écho aux reflets des eaux de la Seine.
Cela définit-il le contexte sensible ?
Ces restitutions sensibles du contexte nécessitent d’être attentif à l’histoire du lieu, aux mouvements qui y opèrent, à la façon dont il est vécu, appréhendé, à comment le climat joue avec le site, sans parler de la topographie. D’où la création du labo de recherches de l’agence qui veille à réintroduire cette approche sensible et dynamique du contexte et de l’architecture s’appuyant sur l’expérience et pas seulement sur les tracés !
Nombre de vos opérations traitent de la relation entretenue par l’architecture avec la mobilité et la rencontre.
Mobilité et rencontre résument bien l’importance de la dimension collective dans nos projets quelle que soit leur échelle. Si l’on veut des espaces de rencontre vivants, occupés et vécus par la population, la mobilité y est incontournable. Nous avons été l’architecte-conseil des gares du Grand Paris ; d’emblée, nous avons affirmé que la gare est, avant tout, un espace public où les mobilités se croisent, où s’effectuent des pauses. Il importe d’y implanter des espaces propices à ces rencontres.
Poursuivons sur la recherche, pôle important de l’agence depuis plus de 15 ans…
Nous avons commencé avec l’ouvrage Concept Office, Architecture prototype en 2005, qui préconisait qu’un bureau durable soit plus qu’un bureau performant sous l’angle énergétique, un endroit où travailler autrement, ouvert sur la ville. Le livre que nous en avions tiré parlait déjà de façon prémonitoire de mutualisation des espaces avec des associations de quartier, les utilisateurs n’y ayant pas forcément un bureau attitré, mais pouvant travailler aussi bien dans une bibliothèque que dans une serre sur le toit.
Nous avons enchaîné, l’année suivante, avec Hypergreen, le projet de tours durables dont nous voulions faire également, au-delà de la commande initiale, une véritable réponse et un repère urbains, repère imaginé dans un noeud de mobilité, un peu comme une acupuncture créant une intensité urbaine avec un milieu ouvert, à la verticalité rythmée par des espaces de rencontre et de paysage, conçus avec l’agence Ter. C’était tout sauf la forteresse verticale, devant permettre de s’ouvrir à la ville tout en luttant contre l’étalement urbain. Des points d’intensification au droit des noeuds de transports. Puis en 2010, suite au Pavillon France, j’ai créé Sensual City Studio avec Pauline et Philippe Simay, philosophe et enseignant, qui travaille pour nous à mi-temps depuis. Cette petite équipe a des impératifs bien différents de ceux du projet : nourrir la réflexion de l’agence, comme sur les gares du Grand Paris, faire un livre… D’ailleurs, nous venons de lancer un petit fascicule trimestriel intitulé Papers, lequel fait le point sur nos recherches du moment.
Il y a deux ans, nous avons décidé d’associer le studio à l’agence. Celle-ci a été rebaptisée Ferrier Marchetti Studio et regroupe, désormais, les activités de recherches et de production. Des équipes distinctes, mais en interaction réciproque, afin de rendre plus lisible de l’extérieur l’identité spécifique de l’agence.
Grand Central concrétise clairement cette double approche conceptuelle…
Quand on a dû concevoir une grande opération de bureaux en plein coeur de Paris, cette réflexion sur l’histoire du lieu, du quartier de Saint-Lazare au 19e siècle et l’interrogation avec Philippe Simay sur l’hypercongestion parisienne nous a amenés à offrir ce grand passage public sur une parcelle privée de façon à décompresser le tissu urbain. Pareil pour la question des jardins en terrasse, de la couleur en ville, du socle actif en pied de bureaux en continuité avec l’espace public. C’est un exemple illustrant parfaitement rencontre et mobilité : le plus grand hub de la capitale capable de capter et de transformer en énergie positive, en bonne intensité cette mobilité au travers de ce passage public, dont le péristyle, à la fois portique et seuil, permet à tout le rez-de-chaussée de vivre avec la ville. La fondation d’art contemporain Ricard a, d’ailleurs, décidé d’y aménager sa galerie d’exposition.
Quels rapports entretenez-vous avec les industriels ?
Le lien avec les industriels et l’innovation est étroit. Depuis toujours, je pousse nos collaborateurs à aller visiter, dès que l’on commence un projet, les usines, à découvrir la fabrication des produits. Cela forme les architectes, et les industriels sont ravis parce que ce n’est pas fréquent. C’est là que l’on rencontre le chef d’atelier, le compagnon qui va vous expliquer comment optimiser l’efficacité d’une pièce ou d’une technique. Et ainsi faire évoluer la conception. Depuis trois ans, nous organisons des « déjeuners innovation » mensuels auxquels nous convions des scientifiques, des ingénieurs, des innovateurs, des entreprises et des industriels à présenter à l’ensemble de l’agence telle ou telle innovation. C’est comme une piqûre mensuelle collective qui nous tient à niveau en matière de nouveautés technologiques. Ainsi, prenons-nous très vite chaque projet par les deux bouts, celui du sensible et celui de la matérialité. Le concept de résonance nous questionne également quant au matériau à utiliser afin d’être à l’unisson du contexte et du programme. La réponse est souvent hybride. Toutes différentes et optimisées selon les efforts, les articulations en acier du grand chapiteau en bois d’ Aqualagon évitent le surdimensionnement de la charpente bois qu’elles allègent. Sur Grand Central, la structure métallique est portée par un socle en béton en infrastructure qui héberge tous les locaux techniques restitués à la SNCF. Ensuite, la volonté d’être léger et d’oeuvrer dans un chantier contraint y militait en faveur d’une ossature acier. Le choix du matériau est finalement souvent très contextuel.
Néanmoins, l’agence semble avoir une préférence pour les filières sèches…
Comme Eames et Prouvé, il y a toujours cette envie de se dire qu’un jour le bâtiment pourra être démontable, extensible, modifiable ou convertible. Avec des filières métal, une bonne conception autorisera de reconfigurer, de démonter, d’agrandir, de surélever. Pouvoir se réapproprier le bâti ultérieurement lui confère un vécu sensible, positif et qualitatif. À l’heure où la technique se désincarne, il importe que les structures, les enveloppes et les cloisonnements soient dans cette logique de démontabilité. On est toujours dans l’idée de l’esthétique de l’utile. Les doubles peaux et leur entre-deux intègrent synthétiquement les réponses à bien des contraintes thermiques, énergétiques et autres, tout en engendrant de l’épaisseur, de la profondeur, de la variété avec de simples matériaux du catalogue. Ces derniers peuvent être customisés, comme à Rouen grâce aux verres dichroïques du marché que nous avons combinés avec des panneaux photovoltaïques de format standard. Sur Grand Central, pour avoir les bonnes nuances que nous cherchions en n’utilisant que des films couleur existants, nous les avons finalement recrutés chez deux fabricants distincts. Certes chronophage, cette recherche nous procure d’immenses satisfactions une fois l’opération achevée, avec une façade finalement unique !