Ingrid Bertin
Passer à l’action
Architecte, docteure et aujourd’hui responsable écoconception chez setec tpi (société spécialisée dans le génie civil du groupe setec, groupe indépendant d’ingénierie pluridisciplinaire), Ingrid Bertin porte à bras le corps le sujet du réemploi depuis dix ans. Son credo : l’écoconception et la mise en place d’actions fortes destinées à diminuer les impacts environnementaux des ouvrages en anticipant la réversibilité structurale, la déconstruction et le réemploi. Action !
Quel est votre parcours ?
J’ai commencé par étudier le design d’espace à l’école Boulle dans le but de devenir architecte d’intérieur. C’est à cette période que j’ai vraiment pu mesurer l’importance de l’architecture dans son ensemble. J’ai donc choisi cette voie en m’inscrivant en 2012 à l’École d’architecture de la ville & des territoires Paris-Est (EAVT). En découvrant le travail de Patrick Bouchain, j’ai pris conscience des problématiques environnementales à travers la thématique du réemploi. Et je me suis passionnée pour le sujet. À l’époque, on entendait très peu parler de réemploi. Il y avait bien sûr les travaux essentiels de Bellastock et de Rotor mais très peu d’acteurs dans l’ensemble. Les études sur lesquelles m’appuyer étaient très restreintes mais j’ai pu rédiger mon mémoire de master sur le réemploi et la préfabrication. J’ai suivi le master en double cursus avec l’EAVT et l’Ecole des Ponts ParisTech afin d’acquérir une solide culture en matière de structures appliquée à l’architecture. J’ai notamment pu identifier en quoi les éléments de structure étaient les principaux responsables de l’impact environnemental des bâtiments. Le virage vers l’ingénierie s’est opéré à cette période. Une fois diplômée, j’ai passé mon HMONP que j’ai obtenue en 2017 et c’est dans ce cadre que je suis arrivée chez setec tpi.
Quelles sont vos missions ?
J’ai commencé ma thèse de doctorat Cifre sur le réemploi des bâtiments et l’ai soutenue en 2020. Depuis, je suis chargée de déployer une équipe écoconception au sein de setec tpi. C’est un rôle à plusieurs casquettes qui comprend, notamment, un important volet de développement commercial, destiné à proposer aux maîtres d’ouvrages publics et privés les missions d’AMO en économie circulaire, écoconception et bas carbone pour leurs projets. Je fais beaucoup d’animation et de formations en interne et j’ai la chance de porter nos actions de R&D, ce qui me permet de garder un pied dans la recherche. En clair, mon rôle vise à former, transmettre, sensibiliser, accompagner et convaincre les acteurs concernés qu’il faut passer à l’action !
Justement… Vous portez le sujet du réemploi depuis 2013. Quel regard portez-vous sur son évolution durant ces dix dernières années ?
Je suis convaincue que le réemploi des éléments porteurs est la solution la plus prometteuse pour éviter significativement la production de déchets, préserver les ressources naturelles et réduire les émissions de gaz à effet de serre par la diminution de l’énergie grise. Mais je dirais qu’en la matière, nous avons pris du retard. On n’agit jamais assez vite, il aurait fallu démarrer des actions beaucoup plus tôt. Mais, indéniablement, il y a eu beaucoup d’avancées depuis dix ans. Les travaux des collectifs qui ont remis le réemploi au goût du jour ont porté leurs fruits. Aujourd’hui, la prise de conscience environnementale est partout présente et les acteurs, le contexte législatif et réglementaire ont énormément évolué. Les accords de Paris, la loi Agec, les diagnostics PEMD, la RE2020, la neutralité carbone 2050, le zéro artificialisation nette, imposent des objectifs forts. Il faut non seulement les atteindre mais aussi les respecter. C’est peut-être là où le bât blesse un peu : on peine encore à respecter les accords que l’on prend…
Côté matériaux, sont-ils tous égaux devant le réemploi ? Qu’en est-il de l’acier ?
A travers ma thèse, je me suis intéressée à tous les matériaux de structure, qu’il s’agisse du bois, de l’acier ou du béton, en les traitant sur un pied d’égalité. J’ai ainsi proposé une méthodologie fondée sur la conception d’assemblages réversibles au sein d’une structure réemployable. Par sa nature, l’acier et ses systèmes constructifs présentent un potentiel à la démontabilité. Le matériau est facilement qualifiable. C’est une pièce industrialisée donc traçable. C’est le travail de capitalisation de la donnée de charpente métallique, entre autres, que nous avons réalisé avec le CSTB et Pascal Bonaud dans le cadre de la fondation Bâtiment-Énergie. L’acier se prête particulièrement à cet exercice : il est possible de retracer toute la vie d’une pièce en acier. Les données sont donc plus facilement à disposition puisque l’industrie les préserve. Bien identifié, le matériau peut ainsi être réemployé. Il y a toute une méthodologie à déployer sur la façon dont on caractérise un acier.
Comment voyez-vous l’avenir du réemploi ?
Je reste optimiste pour l’avenir et je dirais que, de toute façon, on n’a pas le choix ! On sait que la bonne volonté de chacun ne suffit pas. Il faut en outre laisser le temps aux réglementations de s’appliquer. Mais je suis évidemment convaincue que nous n’aurons bientôt pas d’autres solutions que d’aller chercher des matériaux réemployés. Je me bats aujourd’hui pour qu’on ne s’oppose pas les uns aux autres, les maîtres d’ouvrage attendant des solutions venues des ingénieurs et les ingénieurs attendant d’être missionnés… Nous devons tous fournir un effort supplémentaire. Lorsqu’on analyse les projets les plus exemplaires dans le domaine du réemploi, on s’aperçoit que s’ils ont pu exister, c’est grâce aux efforts consentis par un maître d’ouvrage ou un maître d’œuvre. Si, dans cet écosystème, un seul acteur s’abstient, c’est le blocage. Autre indicateur : la position des assureurs qui doivent trouver de nouveaux modèles. Le sujet fait maintenant partie de leurs préoccupations. Les bureaux de contrôle sont impliqués dans les groupes de travail pour faire avancer les projets. Depuis les études réalisées pour la fondation Bâtiment-Énergie et restituées en 2021, le CSTB poursuit ses travaux tandis que les organismes dédiés se multiplient et se professionnalisent. Les acteurs du réemploi ont même créé leur syndicat professionnel en mai 2022. Donc le système se renforce y compris en termes de responsabilités. De plus en plus de projets utilisent des matériaux réemployés et j’ai bon espoir que ça se poursuive. L’autre question est celle de la réemployabilité qu’il est impératif de prendre en compte pour les constructions neuves. Comment valoriser le gisement et faire en sorte qu’il n’y ait ni pertes ni déchets, uniquement de la ressource ? Pour simplifier, on ne peut plus aujourd’hui concevoir un projet et choisir des matériaux neufs dans le catalogue… Il est plus que jamais crucial de prendre en compte les matériaux disponibles et de dessiner en fonction de ce stock. Cette démarche implique un vrai changement de paradigme.