GRÉGOIRE ARTHUIS ET THIBAUT DUBÉGNY
La structure protège nos idées
Nu Architecture & Ingénierie est une agence en pleine ascension. Après avoir reçu le Trophée Eiffel 2022, catégorie « Franchir », et l’Équerre d’argent 2022, catégorie « première œuvre », pour la passerelle de Brides-les-Bains, les succès s’enchaînent pour les trentenaires Grégoire Arthuis et Thibaut Dubégny, cofondateurs de l’entreprise parisienne…

Vous êtes ingénieurs, mais l’un de vous deux est aussi architecte. Pourriez-vous résumer votre parcours ?
Grégoire Arthuis : Je suis originaire d’Anjou, mais j’ai passé mon enfance à Rouen et à Nantes. Après mon baccalauréat, j’ai suivi les cours de l’INSA, d’abord à Rennes puis à Lyon, où il était possible de s’inscrire à un double cursus architecture-ingénierie, en partenariat avec l’ENSAL. Aujourd’hui, toutes les grandes écoles d’ingénieur – ESTP, Ponts et chaussées, Centrale – proposent ce double cursus, mais, à l’époque, l’INSA Lyon faisait partie des rares exceptions. Dès le départ, en classe préparatoire, je savais que je voulais devenir architecte. C’était l’objectif final de mes études. L’architecture et la construction cherchent à répondre aux mêmes questions. Comment les choses fonctionnent-elles ? Comment les met-on en forme ? À ceci près que l’ingénieur doit savoir rentrer dans le cadre de travail donné par l’architecte. C’est ce dernier qui fixe les hypothèses. Avec Thibaut [Dubégny], nous répétons souvent que la technique n’a pas beaucoup de limites. Il s’agit principalement d’une question de moyens. Si un maître d’ouvrage veut déplacer un bâtiment, il n’y a pas de frein technique a priori : on peut le faire. Il ne s’en pose pas moins un problème de sens. C’est là que l’architecture intervient. Avec des réflexions sur l’environnement, le social, l’histoire, la géographie…
Thibaut Dubégny : De mon côté, j’ai fait mes classes préparatoires à Paris, avant d’intégrer l’ESTP. J’ai suivi la moitié de mon cursus scolaire à Dresde, dont je retire deux diplômes de génie civil : un français et un autre allemand. J’ai ensuite travaillé durant trois ans chez Baudin Chateauneuf pour dimensionner des ouvrages d’art, avant de ressentir le besoin de les concevoir. J’ai discerné une opportunité chez Marc Mimram, qui venait de remporter le concours de maîtrise d’œuvre du pont de la Palombe, à Bordeaux. J’ai déposé une candidature spontanée. Je suis resté sept ans dans son agence. Tout était nouveau pour moi : la culture du concours, la gestion des projets, des interfaces, les échanges avec les partenaires…
À quand date votre rencontre ?
G.A. : Une fois mon master et ma HMONP obtenus à l’école d’architecture de Paris-Malaquais, je suis également rentré dans l’agence de Marc Mimram. Je suis arrivé un lundi et, sur le poste d’en face, il y avait Thibaut ! Il est devenu mon binôme sur le projet du viaduc du prolongement du métro de la ligne 11, à Rosny-Bois-Perrier. Notre travail complice a surtout consisté à mettre au point les 52 poteaux en acier moulé de 10 à 12 tonnes chacun, dont le prototype a été conçu en Angleterre et dont la réalisation finale a été confiée à une entreprise italienne. Ce viaduc n’est pas une infrastructure comme une autre. Il tire sa qualité du caractère répétitif des poteaux et de la constitution d’un espace public sous le tablier. Il s’agit du premier viaduc du métro parisien construit depuis un siècle.
T.D. : Contrairement à Grégoire [Arthuis], qui travaillait aussi sur des bâtiments, je n’élaborais que des ouvrages d’art. J’en ai fait beaucoup : un pont à Linz, un autre à Créteil, le franchissement urbain Pleyel, au-dessus du faisceau ferroviaire le plus fréquenté d’Europe… Ce dernier, inauguré partiellement pour les JO 2024, est une folie dont seul Marc Mimram est capable. Il faut y franchir 34 voies SNCF entre deux quartiers de la commune de Saint-Denis.
Comment a débuté l’aventure Nu architecture & ingénierie ?
G.A. : Pour ma dernière année de collaboration avec Marc [Mimram], je me suis associé avec lui pour créer une entité de recherche prospective sur les formes, la construction et l’évolution des technologies. Nous y avons exploré des thèmes comme l’intelligence artificielle appliquée à l’architecture, la maintenance des ouvrages ou les moules de fonderie. Cette unité de recherche était entièrement financée par l’agence, mais le but était de trouver des financements extérieurs. Nous nous étions donnés un an pour réussir, mais nous n’avons pas eu les résultats espérés. J’ai dû partir, prospecter à droite à gauche, et j’ai décroché un ensemble de 65 logements à Angers pour Vinci Immobilier. Thibaut est arrivé plus tard. Ni moi ni lui ne voulions prendre trop de risques. Nous avions une famille. Nous n’étions pas prêts à manger du riz dans un placard ! Il nous fallait un matelas pour démarrer !
Ce bâtiment de logements est très simple, sans modénature, hormis les ressauts des étages et les jambages des baies. Certaines dispositions architecturales ou constructives compensent-elles ce dépouillement des façades ?
G.A. : Ce n’était pas la commande la plus attrayante du monde, car le coût de construction des logements en loi Pinel est très faible. Mais nous nous sommes dit que nous ne voulions pas hypothéquer l’avenir du quartier avec des logements figés dans le temps et des parkings en rez-de-chaussée de 2,10 m de haut, incompatibles avec toute forme de vie potentielle sur le boulevard. Le modèle économique marchait pour du Pinel à l’instant T, mais nous devions considérer l’aspiration des habitants à vouloir autre chose ultérieurement. Nous avons donc imaginé la structure en poteaux-dalles, selon une trame de 5,50 m, sans poutres ni voiles de béton intérieurs. Seules les façades comportent des murs coulés en place. En rez-de-chaussée, la hauteur de dalle à dalle est de 3 mètres. Ce projet montre que la structure est un outil de conception à part entière, potentiellement puissant.
Les jeunes agences souffrent souvent d’un manque de références. Comment avez-vous eu accès à la commande ?
T.D. : Pendant quatre ans, nous n’avons pas eu accès à des concours sur des ouvrages d’art en France. Nous nous sommes tournés vers des concours ouverts, en Italie et en Allemagne, où j’avais gardé des contacts. Le cas allemand est intéressant : une quinzaine d’équipes sont invitées à concevoir un projet, les cinq premières sont rémunérées selon leur classement. Cela permet aux jeunes professionnels d’avoir accès à la commande. C’est ce qui nous est arrivé en 2021, lorsque nous avons gagné les deux passerelles de Lünen, en cotraitance avec MKP Gmbh, dans un ancien territoire minier de la Ruhr.
G.A. : La passerelle la plus courte traverse une route, alors que la seconde enjambe la rivière Lippe sur 90 m. Inscrite dans un plan courbe, cette dernière est composée dissymétriquement, comme nous avons souvent l’habitude de le faire. Une poutre caisson, partiellement suspendue par des plats en acier, et non par des câbles, assure le franchissement. Sa coupe en L forme une assise, face à laquelle le panorama est dégagé sur la rivière et la forêt. Il nous a été demandé de supprimer le revêtement en bois de l’assise, mais sa forme et son usage étaient intouchables car ils faisaient partie du squelette structurel. Là encore, ce projet démontre l’ascendant de la structure sur le reste. Un maître d’ouvrage ou une entreprise ne peuvent pas nous enlever ce qui permet la stabilité de l’ouvrage. C’est ainsi que nous verrouillons nos idées.
Avant Lünen, vous aviez livré la passerelle de Brides-les-Bains, saluée par toute la profession. Quelles étaient les conditions de réalisation ?
T.D. : Il s’agissait de reconstruire une passerelle corrodée au-dessus d’un torrent de montagne. Il n’y a eu aucun concours. Aucun architecte n’était requis. Et nous n’avions aucune référence en propre. Nous avons donc répondu à l’appel d’offres en vantant notre double compétence en architecture et ingénierie. Rétrospectivement, au regard du résultat, on peut se dire qu’il s’agissait d’une commande idéale. Mais il ne faut pas oublier que nous avons fait six esquisses pour deux conseils municipaux différents. Nous nous amusons à dire que nous avons payé pour construire cette passerelle… Le budget de construction n’était que de 300 000 €.
G.A. : Ce qui nous a frappés en visitant le site était la couleur très laiteuse de l’eau. Refléter l’eau du torrent grâce à deux poutres obliques d’acier inox en forme de C nous a permis de créer de vibrants jeux de lumière. Autre avantage de l’inox : sa facilité d’entretien, un critère décisif pour la maîtrise d’ouvrage. Mais je crois que nous pourrons vraiment affirmer que cette passerelle est réussie si les gens trouvent de l’intérêt à la conserver, autrement dit si elle s’inscrit durablement dans le paysage, ce qui n’est pas anodin du point de vue de l’empreinte carbone. La technique ne peut être une finalité. Un ouvrage doit être un réceptacle de désir et on ne peut pas se passer de poésie.
À Roanne, dans le département de la Loire, vous travaillez sur une autre solution constructive originale. Expliquez-nous.
G.A. : Le projet de Roanne consiste à créer une rampe cyclable de 140 m de linéaire. Il n’y a rien à franchir, si ce n’est un dénivelé de 6 m environ. Bien que nous ayons travaillé avec des entreprises en amont, le projet ne pourra pas malheureusement se faire avec le mode constructif que nous avions imaginé, en raison de son coût. Développée avec un tailleur de pierre et l’université de Montpellier, l’idée était de fabriquer le tablier avec des pierres précontraintes. Ce tablier se composait de « voussoirs » de 3 m de large, traversés par des câbles en acier. L’ensemble reposait sur une constellation de poteaux, répartis de manière aléatoire, tous les 6 m environ.
En Bourgogne, il y a aussi l’élégante passerelle de Louhans, livrée en 2023. Quelle est sa particularité ?
T.D. : Le franchissement totalise 42 mètres pour 3 m de largeur utile. La passerelle se compose de deux poutres latérales à inertie variable, dont les âmes perforées, sans raidisseurs, constituent le garde-corps. En d’autres termes, il s’agit d’une version travaillée d’un bi-poutre, un système peu onéreux pour construire des ouvrages d’art.
Dans votre travail, les grandes portées sont monnaie courante. Ne serait-il pas possible de réaliser des économies de matière avec quelques piles supplémentaires ?
G.A. : La forme des ouvrages d’art est désormais dictée par la nécessité du grand franchissement et non par la rationalité du schéma statique. Faisceau ferroviaire, contrainte de navigation, route à maintenir en circulation pendant les travaux, encombrement du réseau électrique et d’assainissement, zone d’intérêt écologique : il n’y a pas de tolérance pour la multiplication des points porteurs. Les décideurs considèrent que la construction d’un pont ou d’une passerelle ne doit pas perturber le fonctionnement de la ville et du territoire. Il en résulte un renforcement des structures, y compris pour les besoins de mise en œuvre, et des surcoûts inévitables.
Comment l’agence se développe-t-elle actuellement ?
G.A. : Le bâtiment nous intéresse, mais nous n’avons pas encore accès à la commande. Pendant cinq ans, nous nous sommes concentrés sur les ouvrages d’art. Nous sommes passés de deux à huit personnes, architectes pour la plupart. L’année écoulée était excellente. Nous avons gagné la passerelle sur la RN10 de Saint-Quentin-en-Yvelines, dotée d’un corridor écologique d’un mètre de large. Nous avons encore décroché la transformation de l’ancienne passerelle en béton de Colombes au-dessus de l’A86. Après huit mois d’études condensées, nous lançons le chantier de la passerelle des Berges à Reims, qui, sur 300 m, enjambe une autoroute, une rivière et un canal. Je crois que nous tirons notre force de notre réactivité, bien que nous ne soyons pas les seuls à pouvoir le prétendre. Si nous avons une idée le matin, nous pouvons sortir le modèle de calcul en début d’après-midi et décider le soir si cette idée mérite ou non d’être gardée.
¹ Institut national des sciences appliquées.
² École nationale supérieure d’architecture de Lyon.
³ École spéciale des travaux publics.
4 Habilitation à la maîtrise d’oeuvre en son nom propre : formation qui permet aux candidats de s’orienter vers un parcours professionnel les menant à assumer les responsabilités de l’architecte en tant qu’auteur de son projet architectural.