FRANCIS SOLER

Un classique de notre temps

Grand Prix national d’architecture, Francis Soler, révélé mondialement par son projet pour le Centre international de conférences sur le quai Branly et son ministère de la Culture à Paris, poursuit inlassablement son œuvre. Avec plus d’une quinzaine d’ouvrages à son actif, ce chantre de la lumière, de la pérennité et de l’efficacité, agit contre vents et marées pour que l’architecture reste l’art performant et pertinent qu’il était, avant qu’il ne soit mis entre les mains d’« habiles blagueurs ».

© Andreas Licht

Quel regard portez-vous sur l’architecture aujourd’hui ?

Je crois surtout, en ce moment, à la nécessité de proposer une architecture utile. Je veux parler de cette qualité qui contredit la banalité qu’elle évoque pour ceux qui, à priori, n’imaginent l’architecture qu’à travers sa dimension exceptionnelle.
De cette qualité qui s’arrange des récits consentis par l’auteur pour la faire ressortir d’une famille de constructions du même registre, mais frappée d’ankyloses. Dans le cadre de ces archi­tectures domestiques qui me sont chères, je reste plutôt attaché à tous les cas particuliers qui fabriquent des architectures pertinentes. Beaucoup moins à l’idée du « même plan pour tout l’monde » que l’on se hasarde à nous imposer, un peu plus, chaque jour, comme si nous n’étions plus les seuls dépositaires de l’espace construit.
Les architectes, soumis à l’autocratie du rendement et à une intelligence artificielle dont ils n’ont pas encore vu arriver la portée marchande, régressent, un peu plus tous les jours, devant les entreprises et les marchands de biens qui ont mis les moyens pour

s’en débarrasser, à chaque fois que l’exigence en matière d’urbanisme et d’architecture, constatée du côté des élus ou des édiles, accentue, un peu plus, son déficit. L’architecture est passée tout récemment – la loi Elan y est pour beaucoup – entre les mains de ceux qui n’étaient censés qu’en diriger les travaux. Elle a quitté les mains de ceux dont c’était encore le métier dernièrement. Et tout se juge désormais sur des valeurs financières, recensées sous hypnose de tableaux Excel et catalepsie de plans d’amortissements.
Le budget et le délai ont remplacé le projet et ses destinataires. L’architecture, tout le monde s’en fout. « Faut aller vite, les gars : les fonds d’pensions s’impatientent. » Rajoutez-y une dose de juridique, une dose d’économie responsable, une VEFA, un passage chez Truffaut et une soirée chez les « bioressourcés » et vous verrez que « l’architecture, au fond,
ce n’est pas si compliqué que cela ». Et vous comprendrez alors la difficulté de parvenir désormais à réaliser une œuvre complète, stable et homogène, cohérente, souriante et désirée.
« L’architecture n’est plus un art de composition. C’est un art d’assemblage », dit Anne Démians qui souligne, avec ces mots, que c’est seulement par l’assemblage des contraintes que nous pouvons, aujourd’hui, espérer atteindre quelque chose d’intéressant, hors champ des grandes compositions graphiques habituelles. Rudy Ricciotti place l’architecture dans le registre « des sports de combat », et Marc Barani la voit toujours comme « la science des correspondances subtiles ». C’est dire à quel point il devient difficile d’exercer notre art pour « jouer d’assemblages subtils dans le cadre d’un tel sport ». Le ministère de la Culture (immeuble des Bons-Enfants), les logements de la rue Durkheim, l’opération immobilière de la place de la porte d’Auteuil à Paris, la Maison du numérique à Sarcelles, le centre R&D/EDF à Saclay, le pont sur l’Arno à Florence, l’Embankment de Songjeong à Séoul, chacun de ces projets, chacune de ces réalisations, a nécessité une attention quasiment permanente et une proximité renforcée pour ne pas les « laisser filer » en dehors des valeurs fondamentales qui les ont construites.

Lesquelles justement ?

Je suis un architecte qui démarre ses projets et ses réalisations sur des compositions relativement classiques pour les faire passer, immédiatement derrière, dans des espaces d’écritures et de contenus plastiques contemporains. Au style d’un architecte, je préfère sa disponibilité.
Le style, c’est cette « façon de faire » qui permet d‘identifier immédiatement un auteur à travers ce qu’il a dessiné ou ce qu’il a construit. Et qui s’impose, quel que soit le projet qui lui est proposé. C’est comme une marque de fabrique qui acte l’identité de l’auteur avant même que la pertinence de l’objet ne soit démontrée. Si l’architecture s’était appliquée à elle-même la réforme systémique à laquelle les transformations de la fin du 20e siècle auraient dû logiquement la conduire, nous aurions pu acter que le style en architecture aurait alors été remplacé par la réincarnation d’une forme moderne de la Renaissance. Et cela pour tous les architectes visant à plus d’intelligence de projet. Cette posture reste toutefois une voie de recyclage qui évitera à l’architecte de sombrer dans le réflexe imprudent de l’autosatisfaction frénétique et destructrice.
Une diffraction récente : comment passer d’une typicité personnelle à une typicité collective ? Regardez le phénomène de la construction bois par exemple, avec toutes ses contraintes restrictives. Ce fait de lobbying n’est rien d’autre qu’un refrain partagé par beaucoup d’architectes, dépourvus d’anticipation et s’emparant du discours ambiant pour essayer de plaire.
Et si tout cela ne vise qu’à capter l’attention de commanditaires démunis sur le plan de l’objectivation de la ville et de l’architecture, on peut penser, qu’avec ce phénomène, l’architecture est en grande difficulté.
La disponibilité, c’est cet état qui met les architectes en capa­cité de réfléchir de manière globale, plus synthétique.
Mixer plusieurs disciplines au lieu de demeurer bloqué dans ces spécialités dans lesquelles on cherche à les enfermer : les architectes qui s’en sortiront sont ceux qui multiplieront les paramètres d’action pour peser sur la construction. Et précisément sur les terrains où « les autres » ne sont pas.
Car être architecte de nos jours, c’est être capable, devant une feuille blanche, ou confronté à un Bim qui appauvrit et régule le vocabulaire de l’architecture, de repartir de rien qui soit répertorié.
Or tout avance aujourd’hui sans expertise. La bataille du bois contre le béton ou l’acier n’est pas un sujet de société. C’est seulement une conversation d’individus qui n’ont rien à voir avec l’architecture. Rien qui ne fasse l’objet d’une démonstration solide, à l’exception peut-être de celles que nous vivons personnellement, en dehors de toute appréciation extérieure s’avançant comme savante. Une preuve en est donnée rue Campagne-Première, à Paris (14e), où j’achève la construction de 99 appartements privés et de 34 logements sociaux pour le compte de Cogedim et de La Poste. Bilan vérifié : dernières certifications et réglementations atteintes dans une configuration 0 % bois (100 % béton/inox/verre).

Rudy Ricciotti vous qualifie de « joaillier de la construction ». Qu’en est-il de votre travail avec l’acier ?

Ce qualificatif est attaché à ma manière d’assembler, pour les parties visibles et accessibles de mes bâtiments, des composants délicats. La plupart du temps, ce sont des pièces de finition réalisées à partir d’un acier inoxydable et de vitres claires. S’il est vrai que je suis passionné par le détail des choses, ce que j’aime dans l’acier, c’est sa capacité de précision. Rendu inoxydable, l’acier reste un matériau brut, élégant et pérenne que ni le bois ni le béton armé ne sont capables de restituer avec le même niveau de finesse, de transmissivité et d’émotivité. C’est certain, si je construisais en Norvège, je choisirais le bois. Mais Paris est une ville minérale, et comme je construis principalement à Paris (ou dans la région parisienne), je préfère lui rendre ce qu’elle nous donne de ce qu’elle a de plus authentique à l’intérieur de son patrimoine. La pierre est remplacée par le béton armé (ou par le béton haute performance), les charpentes bois des compagnons du tour de France par les charpentes acier issues de la période industrielle et les calèches par les voitures hybrides. Des fois que l’on ne comprenne pas bien que Paris puisse encore être une ville tournée vers l’avenir.
Façades en maille inox rue Campagne-Première ? Et pourquoi pas ? L’acier est un matériau souple. L’inox garantit sa pérennité à l’abri des pluies acides qui mettent en danger tous les matériaux putrescibles ou poreux. L’acier est toujours un partenaire parfait pour les architectes. Il est à la fois structurant et souple, et présente des qualités de résonance à la lumière absolument incomparables. Le centre R&D/EDF, construit sur le plateau de Saclay, a été entièrement pensé et réalisé avec l’objectif d’en faire un ouvrage durable et élégant. Je vous invite à aller le voir pour comprendre comment il s’inscrit dans les préoccupations du moment (carbone, énergie, recyclabilité, équilibre vert) sans aucun manque à ses obligations, bien qu’en dehors des prescriptions prémâchées.

L’immeuble des Bons-Enfants ?

L’immeuble des Bons-Enfants est le bâtiment siège du ministère de la Culture à Paris. Il est, lui aussi, exemplaire à plus d’un titre. Le ministère de la Culture décide en 1995 de regrouper l’ensemble de ses services et de ses directions sur un seul site.
J’ai tout de suite été confronté au problème de l’unicité de lecture. Ça devait se faire à partir des trois immeubles que l’on avait trouvés in situ et qui se présentaient comme des constructions élaborées selon des architectures différentes parce qu’élevées à des époques différentes. J’avais eu l’idée de donner une image homogène et cohérente au ministère de la Culture, qui, rappelons-le, est le ministère de tutelle de l’architecture. L’œuvre de Giulio Romano du palais du Te à Mantoue, en Italie, et les emballages de Christo, une fois saisis et détournés, me permettaient d’imaginer et de dessiner une résille en acier qui devait couvrir l’ensemble des façades sur rues. La résille qui prenait des allures de mantille me permettait de lier entre elles les textures différentes que l’on trouvait sur place, d’effacer les parties hétérogènes visibles et de laisser apparaître les pièces majeures de l’architecture existante. Ce n’était pas moins qu’un « plein de lumière » qui pesait sur les espaces de travail. Un besoin
irrépressible d’aller chercher la lumière en quantité d’abord, en qualité ensuite. Une inquiétude sur la pérennité de l’ouvrage m’a conduit assez vite à troquer la fonte d’aluminium prévue à l’origine contre de l’inox. Faite à partir de plaques d’acier découpées au laser, la résille se développerait sur la surface totale des façades de l’immeuble. Ce qui m’a poussé
à dire un jour que cette façade permettait de descendre le ciel jusqu’au sol. La lumière comme matière première de l’architecture ? Brillance, matité, finesse, profondeur, figuration et abstraction sur des motifs dont les tracés sont issus de personnages présents dans l’œuvre de Romano et déformés sept fois par des techniques informatiques alors naissantes. Je reste néanmoins convaincu qu’une telle intervention, aussi complète et aussi impulsive, ne serait plus possible maintenant.

Selon vous, quel est l’avenir de l’acier dans l’architecture ?

Vous savez, le maître-mot en architecture, dans les années 80, c’était l’immatérialité. Cette pensée est née en grande partie grâce à l’utilisation de l’acier dans le bâtiment. On luttait tous, alors, contre l’apparence d’une pesanteur obsédante qui s’abattait sur des immeubles, qui, massifs, ne restituaient aucun signe de légèreté. La pyramide du Louvre ou la Maison des sciences et de l’homme, boulevard Raspail, à Paris, en sont de parfaits exemples. L’acier visible contribue à une perception plus immatérielle que celle que montrent les ouvrages lourds. Et la matérialité de cette immatérialité devenait une vraie piste de recherche, voire une philosophie. Structure et accastillages en acier permettent de construire ces transpa­rences qui conduisent à glisser dans les ouvrages toujours plus de lumière. Un signe d’éclat, encore inégalé dans le répertoire des plus belles légèretés dans la construction.