BERNARD DESMOULIN

L’homme de l’ombre rattrapé par la lumière

Peu connu du grand public bien qu’élu en 2018 à l’Académie des beaux-arts où il a été officiellement installé le 29 septembre dernier, Bernard Desmoulin n’a pourtant cessé de cocher toutes les cases de la reconnaissance institutionnelle depuis son diplôme obtenu en 1983. À commencer, dès l’année suivante, par une récompense Albums des jeunes architectes et des paysagistes et son départ pour Rome comme pensionnaire à la villa Médicis, pour culminer en 2009 avec l’obtention de l’Équerre d’argent. À l’écouter, tout cela lui serait arrivé presque par hasard, si ce n’est par erreur…

Photo : Yann Arthus-Bertrand

Le choix d’être architecte fut-il, lui aussi, fortuit ?

En quelque sorte. L’architecture n’existait pas à mes yeux de bachelier, mais j’étais particulièrement sensible aux lieux et aux matières. Je suis né à Toulouse d’une mère italienne et d’un père bordelais, ingénieur en aéronautique chez Dassault donc plutôt cartésien. Tant à Toulouse qu’à Paris, j’ai fait toutes mes études chez les curés, y compris Maths Sup où je me suis inscrit, étant bon en mathématiques. Mais je m’y ennuyais, comme je l’avoue à mon ami Pascal Urbain, rencontré alors boulevard Saint-Michel… à la hauteur du musée de Cluny. Il étudie avec ferveur l’architecture auprès de Roland Castro à UP6 dont je trouve les locaux trop « trash » quand je les découvre avec lui. Le secrétariat m’oriente alors vers UP8 dont l’enseignement plus technique me permettrait d’avoir une équivalence. Le Grand Palais et sa verrière me séduisent davantage ! Mais dans quel atelier m’inscrire ? Préférant la réflexion au dessin, deux étudiants croisés sur place – les frères Goldstein – me conseillent de m’inscrire chez Henri Ciriani, lequel était un enseignant extraordinaire, mais pour qui l’aspect théorique n’était pas sa tasse de thé. Il nous mettait une telle pression qu’il fallait pouvoir y résister. C’était comme un entraînement des Marines, nombre d’entre nous n’ont pas tenu le coup… D’où ma fierté d’avoir su résister ! Mais je n’avais pas les « codes Ciriani », sans, pour autant, me rebeller car j’étais là pour apprendre et j’ai beaucoup appris. Avec lui, j’ai acquis les bases qui allaient me permettre de me façonner par la suite. Il nous donnait toutes les cartes, à chacun d’en faire ce qu’il voulait avec plus ou moins de liberté…

Vous donnez l’impression d’un homme œuvrant dans l’ombre, mais que la lumière finit toujours par rattraper !

Je ne pense pas être modeste, mais je déteste la prétention ! Il n’y a pas de modestie dans l’architecture. Je n’ai pas aspiré à la notoriété, elle est juste arrivée comme cela. C’est d’ailleurs pourquoi j’ai toujours vécu les projets comme des cadeaux, n’étant jamais allé vraiment les chercher !

Vous avez tout de même réalisé votre premier projet à la villa Médicis ?

Justement, mon séjour à Rome me semble n’avoir été qu’un heureux concours de circonstances. Tandis que je travaillais chez Aymeric Zublena sur le futur hôpital Georges- Pompidou, je déjeune à Paris avec mon ami Jacques Ripault, à l’époque, pensionnaire à la villa Médicis, où il redescend le lendemain en voiture. Alors, me revient le souvenir du film Voyage à deux, de Stanley Donen, sorti en 1967, qui racontait l’histoire d’un jeune architecte anglais qui traversait la France depuis Calais vers la Côte d’Azur dans une superbe voiture. Il y rencontrait Audrey Hepburn qu’il allait finalement épouser. Adolescent, le métier d’architecte m’avait fait fantasmer : si c’était cela être architecte ! J’ai fini par y postuler. À l’époque, les candidats présentaient un dossier d’œuvres ; un architecte – Roland Simounet cette année-là – en sélectionnait trois qui passaient alors un oral devant un jury composé de peintres et d’artistes. Retenu, je suis donc audi­tionné, mais quand ils me demandent ce que je compte y faire, je leur réponds naïvement : « Je ne sais pas, je pourrai vous le dire quand j’y serai ! » L’un d’entre eux laisse entendre que je souhaite y prendre des vacances ! Je nie en affirmant que je travaille actuellement à New York chez Ieoh Ming Pei où je suis très bien payé et que ma vie y est belle ! En revanche, malgré mes emplois dans de grandes agences sur des projets ô combien prestigieux, je me sens inculte.
L’architecture que l’on enseigne aux architectes de ma génération débute aux années 1920 avec la villa Savoye. Qu’est-ce que la modernité si l’on méconnait tout ce qui la précède ? M’ayant déclaré inculte, ils m’ont envoyé à Rome pour tout apprendre dans un contexte historique très fort. Là-bas, je me suis efforcé de comprendre ce qu’était vraiment la modernité au regard du passé. Confrontés à la beauté, certains pensionnaires ont été parfois submergés, dépassés par ce qui les y entoure, et culpabilisent d’y avoir été abusivement choisis ! Du coup, vous travaillez encore davantage pour être digne de ce que l’on vous donne. Par bonheur, le directeur Jean-Marie Drot, sensible à mes propos et recherches, m’a demandé de réaménager le grand salon de la villa pour accueillir des expositions. C’était la première fois que quelqu’un me disait « Allez-y ! » Après des semaines de labeur et grâce à l’intervention d’artisans romains dont les ateliers étaient au pied de la villa, le projet vit le jour. La chance a voulu que je le fasse enregistrer par un photographe professionnel dont j’utilise toujours, 40 ans plus tard, les clichés ! Cela m’a permis de pouvoir montrer quelque chose de personnel à mon retour de Rome, date à partir de laquelle vous savez tout ce que vous ne devez plus faire. Je rentrais séduit par ce monde de la culture et j’aspirais à y créer désormais. Particulièrement sensibilisé à l’art funéraire par ma mère italienne, je candidate au concours pour la nécropole de Fréjus face auquel, pour la première fois, je me sens légitime, et réussis à m’y faire inviter. Le projet a tout de suite été primé, publié de nombreuses fois, il y a même eu un timbre. J’ai ensuite été invité à beaucoup de concours que je n’ai pas eus pour la plupart. Mais ce n’était pas grave car, par conséquent, j’ai pu ne pas devoir produire trop tôt. Ensuite, j’ai eu la chance de faire la loge de la diva à la salle Pleyel, ce qui m’a permis de faire le restaurant du ministère des Affaires étrangères, son maître d’ouvrage cherchant un architecte ayant déjà à son actif une opération délicate au centre de Paris, en accord avec les ABF. Puis il y eut Versailles, les réserves du musée Rodin, Mexico…

Rétrospectivement, quelles sont les raisons qui vous ont incité à faire pratiquement toute votre carrière dans le domaine culturel ?

En fait, ce sont surtout les interlocuteurs que l’on y côtoie qui ont davantage d’ambition architecturale qu’ailleurs. Les maîtres d’ouvrage sont prêts à travailler avec vous :
ils ont une forme de respect du savoir-faire de l’architecte. Qui plus est, ils sont conscients du lien existant entre le bien culturel et l’architecture qui l’héberge ! Ils ne font pas appel à l’architecte parce que la loi les y oblige, ils construisent le patrimoine de demain. Sans faire de démagogie pour autant, je demeure persuadé que la bonne architecture sous-entend un bon maître d’ouvrage ; aucun architecte ne peut faire un bon projet contre celui-ci ! Quelles que soient ses convictions, l’architecte ne peut pas imposer son projet. Il doit avancer sur son chemin jusqu’à croiser celui de son client grâce au dialogue et finir par faire route commune. C’est vrai, j’attends beaucoup des maîtres d’ouvrage, autre chose que des règles : j’aime qu’ils vivent avec moi le bâtiment. Parce que je sais qu’une fois celui-ci terminé, je m’en irai, alors qu’eux resteront. C’est pour eux que je fais le projet. C’est pour cela que j’utilise la formule utile-futile : une fois que l’on a réglé ce qui est utile, on peut instiller de la futilité de l’ordre de l’apparence. Il faut les deux ! L’utile arrive souvent avec le dialogue, la compréhension, les enjeux, les objectifs. Et puis vient le futile qui est de mon ressort : on peut appeler cela une écriture, des préoccupations personnelles, un style…

Quel rôle a joué l’acier dans votre production ?

Voici une photo de la tour Pleyel prise en juillet dernier.
Passant devant tous les jours en Solex, je l’avais déjà repérée avant même de m’intéresser à l’architecture. Aujourd’hui déshabillée, elle me paraît encore plus belle avec tout cet acier autopatinable ! L’étonnement de voir une tour rouillée ! Un objet tout à la fois moderne et vieux ! Il y a un autre projet en autopatinable qui m’a interpelé quand j’étais architecte-conseil en Ariège, celui des grottes de Niaux par Fuksas, un belvédère suspendu à la falaise, qui en signale l’entrée. C’est un lieu extrêmement sensible que l’on voit si on ne le cherche pas, mais que l’on trouve difficilement si on le recherche. L’aspect que j’ai toujours bien aimé dans l’acier est que, n’ayant pas d’épaisseur, la matière s’efface, elle confère à la construction une forme de légèreté, elle suppose presque une architecture d’accompagnement.
Moi qui ai construit beaucoup d’extensions, prolongé des bâtiments existants, j’ai très souvent eu recours à l’acier pour opposer une certaine légèreté à la masse. Qui plus est, sa mise en œuvre est facile à maîtriser ! On construit à sec, c’est une sorte de meccano ; cela tient presque du moteur, dans lequel chaque pièce a son complément. On aurait presque l’impression que l’on pourrait le faire soi-même, tant c’est précis ! Cela confère une certaine esthétique sans que le matériau ne soit hégémonique pour autant. En plus, l’acier donne à l’architecture l’impression d’être réversible. Vous le construisez, mais demain, vous pourrez le démonter. C’est aussi un secteur d’activité où il y a encore des artisans avec des vrais savoir-faire dont vous pouvez laisser apparentes certaines expressions. Quand j’utilise de l’acier, je n’ai pas envie de faire le décor, il se suffit à lui-même, il vous renseigne sur les efforts. Un bâtiment en acier est une leçon de construction à lui seul. Il me faut préciser que j’utilise tous les matériaux sans à priori aucun. Ma seule question est de savoir ce que les lieux demandent. À défaut de croire avec prétention qu’ils vous attendent, je suis persuadé qu’ils attendent un matériau ou peut-être plus précisément celui qu’ils peuvent supporter car je reste convaincu que construire est une agression envers eux ! Jusqu’où pouvons-nous aller ?
La légèreté de l’acier se révèle être souvent une bonne option d’autant qu’il ne supporte pas la gratuité formelle. Tout de suite, il a une expression rationnelle en obéissant à des lois de construction assez simples avec une mise en œuvre assez propre, pas invasive tout du moins. J’ai vraiment l’impression que l’on ne peut pas confier cela à des intérimaires, cela demeure une affaire de professionnels.

Vous intervenez fréquemment sur des lieux patrimoniaux, la prescription de l’acier y est-elle toujours facile ?

Par exemple, quand j’ai fait Cluny en Bourgogne, un des lieux les plus protégés du monde, l’ancien maire ne comprenait pas pourquoi il me laisserait poser de la « tôle rouillée », alors que la préfecture envoyait les gendarmes à ses admi­nistrés lorsqu’ils posaient des menuiseries en PVC ! Parvenir à le réaliser tel quel à l’époque a été un petit tour de force. Mais cela a été plus facile de le prescrire ailleurs ! À Versailles, j’ai beaucoup utilisé l’acier brut parce qu’il se marie parfaitement avec la pierre, comme s’il y avait toujours été ! Et, là encore, sa réversibilité l’autorise.