ARCHITECTURE ET INDUSTRIE, UN DÉFI CONTEMPORAIN
Alors que, dans les années 1980, le poids du secteur industriel représentait encore 20 % du PIB, il n’est plus, aujourd’hui, que de 12 %. Sans revenir sur les multiples raisons de ce « décrochage industriel », la crise sanitaire a éclairé d’une façon nouvelle l’idée qu’il était désormais urgent de relocaliser certaines productions en France. Un retour des industries est donc souhaité sur le territoire. Mais ces usines 4.0 devront notamment être attentives à une efficiente intégration des défis. Tant dans leurs modalités de production que dans la conception même de leurs bâtiments. De nouvelles architectures pour de nouvelles industries donc, un véritable défi pour l’avenir.
À l’échelle de l’histoire de l’architecture, l’usine est un programme récent dont l’apparition est communément située en Angleterre à la fin du 18e siècle, berceau de la Révolution industrielle. Les fabriques – factories – remplacent les manufactures, la main cède la place à la machine, et les églises de ce nouveau monde sont à la recherche de modèles. Les premiers bâtiment-usines sont conçus comme des outils et directement intégrés au processus industriel. Les ingénieurs seront donc les premiers interlocuteurs des entrepreneurs, l’objectif des édifices étant d’accueillir des machines et leurs travailleurs.
Efficacité, simplicité, modularité : tels sont les premiers attendus de ces nouveaux édifices. En 1796, l’architecte Charles Bage conçoit à Shrewsbury, en Angleterre, un ouvrage à structure métallique qui préfigurera le plan libre que toutes les usines adopteront : un bâtiment en briques, composé de plusieurs niveaux supportés par des colonnes et poutres en fonte libérant l’espace à chaque étage en vue d’accueillir l’outil de travail. Mais cet exemple n’a valeur que d’exception : il faudra attendre le milieu du 19e siècle pour que les industriels fassent appel aux architectes, mais, le plus souvent, pour « habiller » leurs usines à la recherche d’une reconnaissance sociale. Ils sont donc réduits à ornementer les édifices, à l’image de l’usine de tapis Templeton à Glasgow (architecte : William Leiper, 1892) : une copie fidèle du palais des Doges à Venise !
RENOUVEAU ARCHITECTURAL
Le 19e siècle aura été celui des ingénieurs, des inventeurs.
Et des bâtiments industriels produits en masse en utilisant pleinement les innovations du monde de la construction, avec notamment la mise en œuvre de nouveaux matériaux, telle la fonte. Au début du siècle suivant, quelques architectes précurseurs voient en l’usine l’opportunité d’une écriture renouvelée en se libérant du dictat de l’académisme, comme Walter Gropius avec l’usine Fagus (1911). Mais, encore une fois, les quelques exemples iconiques ne font pas école, et le Mouvement moderne se préoccupera davantage du logement et de l’urbanisme, même si, à l’image de Le Corbusier, beaucoup font référence à l’usine dans leurs manifestes.
Il faudra attendre les années 1970 et 80 pour que l’architecture réintègre le milieu industriel. Certaines entreprises prennent en effet conscience de l’intérêt de valoriser leur image en faisant appel à des architectes, mais ces recours sont loin d’être systématiques. Ils sont souvent perçus comme des dépenses superflues, alors que l’ingénieur a théoriquement les capacités de régler les problèmes techniques en tout genre. À travers quelques exemples choisis, une promenade architecturale dans les réalisations de ces trente dernières années permet de révéler l’extraordinaire diversité des bâtiments industriels et les apports de l’architecte dans la conception de ces programmes singuliers où les solutions structurelles métalliques sont très souvent sollicitées.
LUMIÈRE ET MATIÈRES
Un site déjà occupé par deux unités de production, des délais extrêmement réduits (trois mois d’études pour six mois de chantier), tel est le défi qu’a relevé Jacques Ripault pour Valeo, près du Mans. Afin de répondre à cet ensemble de contraintes, l’architecte a fait le choix d’une ossature métallique, une « première » pour ce maître d’œuvre adepte du béton dans ses précédents projets. La halle de production de 14 000 m2 est abritée par une structure de grande portée (40 m de largeur) ponctuée de portiques disposés tous les 15 m. Par réalisme économique, tous les composants de l’ossature sont des profilés standard. Les 155 m de l’édifice sont éclairés par des sheds assurant un apport de lumière naturelle dans le bâtiment. Des galeries disposées latéralement abritent circulations piétonnes et locaux du personnel. Cette rigueur dans la composition se retrouve dans le dessin des façades : un soubassement en briques surmonté d’un volume en débord habillé de panneaux d’aluminium blanc, rythmé par de larges ouvertures vitrées ouvrant sur la campagne environnante. L’écriture de l’ensemble de l’édifice est pragmatique, rationnelle. Mais l’austérité attendue d’une telle architecture est contredite par un travail remarquable sur la maîtrise de la lumière, lumière venant baigner la grande halle, articulant les liaisons avec les autres corps de bâtiments, et accompagnant toutes les porosités de l’édifice.
UNE PROBLÉMATIQUE ARCHITECTURALE
La caricature est facile : aux ingénieurs la conception des usines, « machines productives » techniques et industrielles, et aux architectes l’emballage de ces édifices, une plus-value esthétique valorisant l’image de marque des entreprises commanditaires. Les exemples cités viennent cependant contredire cette assertion. Parce que, tout d’abord, les architectes ont la capacité d’interpréter un programme complexe, de spatialiser un process. Le travail réalisé par Valode & Pistre pour L’Oréal en apporte une preuve évidente. Ensuite, parce qu’une usine, à l’instar de tout bâtiment, vient s’insérer dans un contexte, un paysage. Un projet interagit avec son environnement, dialogue avec ses mitoyennetés, et cette problématique est éminemment, fondamentalement architecturale. Enfin, parce que la technicité attendue pour ces bâtiments doit être innovante, voire iconoclaste.
À la révolution environnementale de l’industrie doivent répondre des édifices novateurs, bousculant les archétypes traditionnels des lieux de production. Explorer les possibles et tendre aux limites de la technique sont l’apanage des architectes depuis toujours, et le champ industriel offre, aujourd’hui, un formidable terrain d’expérimentation pour l’architecture.
USINE APLIX, LE CELLIER, LOIRE-ATLANTIQUE EFFET MIROIR
Le long de la RN 23 entre Nantes et Angers se déploie un miroir de 300 m de longueur. Une façade composée de lames d’inox poli, hautes de 4 m et pliées en forme de L sur une trame de 50 cm. L’effet est saisissant tout à la fois par la monumentalité de l’édifice et par son aspect presque furtif. « La peau d’écailles métalliques, polies et miroitantes recouvrant les façades de l’usine agit comme un instrument d’optique, telles ces lentilles de Fresnel qui multiplient les rayons de la lumière. Ainsi, le paysage s’y reflète et se fractionne, en un mot, s’amplifie », explique l’architecte, Dominique Perrault. Si le concept de cette façade est simple, efficace, il aura fallu près de six mois d’études pour mettre au point sa mise en œuvre avec l’entreprise Usinor-Sacilor à l’époque. Une même rigueur a dicté l’écriture du plan de l’édifice structuré sur une trame carrée de 20 m de côté, permettant une grande flexibilité des usages et la possibilité d’extensions futures. L’intérieur du bâtiment est ascétique, fonctionnel : béton au sol, parpaings et réseaux apparents. Cette œuvre de Dominique Perrault démontre qu’un bâtiment industriel peut être l’opportunité d’une expression architecturale radicale et volontaire. Et les échos de ce projet résonnent encore vingt ans plus tard dans l’aluminium anodisé des façades nuageuses du musée du Louvre-Lens.
- Maîtrise d’ouvrage : Aplix SA
- Architecte : Dominique Perrault
USINE INMOS, NEWPORT, PAYS DE GALLES EXEMPLAIRE UNIQUE
La silhouette de cet édifice, tant par ses choix chromatiques que par son registre structurel, évoque inéluctablement le centre Georges-Pompidou, œuvre du même architecte réalisée cinq ans auparavant. Les deux principales exigences du cahier des charges de l’opération étaient un bâtiment extensible sans impact sur son fonctionnement et, surtout, des délais de réalisation très contraints. La réponse de l’architecte Richard Rogers a été radicale : un édifice à rez-de-chaussée conçu sous forme de kit permettant une préfabrication hors site. Le bâtiment s’organise autour d’une travée centrale de 7,2 m de largeur sur 106 m de longueur ponctuée de neuf tours en acier bleu. De part et d’autre de cet exosquelette métallique se déploient des fermes de 40 m de portée venant soutenir les différents modules du bâtiment.
Ce choix structurel permet d’obtenir des espaces dépourvus de tout élément porteur, autorisant ainsi une flexibilité maximale. Le bâtiment peut être étendu par l’ajout de nouveaux modules de 13 x 36 m dans sa longueur. Richard Rogers souhaitait que ce concept d’usine préfabriquée puisse être développé et appliqué à d’autres lieux de production, mais le projet Inmos est resté une expérience unique.
- Maîtrise d’ouvrage : Inmos Ltd
- Architecte : Richard Rogers Partnership
USINE DE PRODUCTION CARTIER TRANSPARENCE
Généralement, les usines et autres lieux de production s’implantent sur des terrains neutres, banalisés, l’absence de contraintes étant privilégiée pour accueillir les édifices industriels. À Saint-Imier, en Suisse, c’est l’inverse : un terrain bucolique sur le flanc d’une vallée, une prairie en légère pente ouvrant sur la ville en contrebas et ponctuée de quelques maisons. Jouant avec la topographie du site, Jean Nouvel inscrit son bâtiment dans cette pente, l’enfonce de sorte que, depuis la route au-dessus, l’édifice disparaisse, ne laissant percevoir que la surface horizontale de sa toiture ponctuée de quelques sheds. Seconde radicalité de l’œuvre de Jean Nouvel : des façades intégralement vitrées ouvertes sur le grand paysage. Aux images traditionnelles des manufactures horlogères, l’architecte oppose l’idée d’une transparence absolue,
préfiguration d’un autre projet qu’il réalisera quelques années plus tard pour le même commanditaire : la Fondation Cartier. De vastes auvents débordent du bâtiment sur trois côtés pour assurer la protection solaire des façades. Ces brise-soleil métalliques accentuent l’horizontalité de l’édifice qui apparaît depuis le fond de la vallée comme un fin rectangle argenté, une simple ligne ponctuant le paysage. Le bâtiment a fait l’objet de récentes controverses sur sa transformation en raison de sa valeur patrimoniale désormais reconnue.
- Maîtrise d’ouvrage : Cartier
- Architecte : Jean Nouvel